Hors champ

Le roman primitif

Nous aimons, au Québec, les écritures spectaculaires. Les auteurs qui jonglent avec les mots, qui crachent le feu, qui triturent la langue. Les écrivains terroristes qui lancent des ultimatums à la grammaire. Les voyous du verbe.

Est-ce le désir d’en avoir pour notre argent ou simplement l’angoisse de ne pas pouvoir reconnaître un écrivain lorsque d’aventure nous en croisons un?

En ce qui me concerne, j’ai plutôt un faible pour les artisans, ceux qui utilisent des outils d’une extrême sobriété. Ils s’avancent dans le vide, l’air de rien avec leur salopette de mécanicien, et vous bricolent des miracles avec des bouts de ficelle.

* * *

Ce roman traînait sur ma table de chevet depuis des mois. Un Folio défraîchi, dont le coin avait été amoureusement rongé par un gros carnivore. Je n’arrivais plus à me rappeler qui me l’avait prêté. Nom de Dieu de mémoire. Mon seul indice était ces impressionnantes marques de canines qui s’enfonçaient jusqu’à la page 60.

Qui avait bien pu mordiller ce Folio? S’agissait-il des siamois de mon éditeur? Non, trop petites mâchoires. Le chien de ma belle-soeur? Non, pas dans ses habitudes. Les perruches de marraine? Restons sérieux.

J’ai finalement décidé d’entamer ce roman. Au moins cette mystérieuse personne ne me l’aurait-elle pas prêté en vain. Je ne savais pas ce qui m’attendait: j’ai passé la nuit debout, aspiré page après page par ce petit bouquin anodin.

L’histoire part d’un prétexte bénin: le journaliste Karralo Vatanen et son photographe roulent sur une route isolée de Finlande en plein milieu de la nuit. Vatanen dresse un bilan sombre de sa vie, de sa carrière, de son mariage. Soudain, la voiture heurte un lièvre. Vatanen arrête pour vérifier l’état de la bête. Exaspéré, le photographe prend le volant et abandonne son compagnon sur le bord de la route.

À partir de cet insignifiant point de rupture, Vatanen devient un autre homme. Il entreprend un grand voyage en direction du cercle arctique – non pas un de ces grandioses périples initiatiques, mais plutôt une incroyable fuite en avant. Vatanen fera désormais ce qui lui chante, que ça plaise ou non.

Le récit est traité avec une simplicité exemplaire. Aucune acrobatie verbale, pas de procédés tarabiscotés, de ruptures spatiotemporelles ou de mises en abyme. Le phrasé est dépouillé, direct, parfois même primitif – au sens de primordial. On a l’impression de lire une histoire idéale, le genre d’histoire qui illustrerait ce qu’est, essentiellement, une histoire.

Cette discrétion formelle laisse la belle part au récit, qui nous tire et nous entraîne à travers la Scandinavie. Pourtant, lorsqu’on le décompose, on est encore loin des anecdotes spectaculaires de Gabriel Garcia Marquez.

Par quel mystérieux équilibre Arto Paasilinna parvient-il à nous hypnotiser de la sorte?

Peut-être les vies étonnantes engendrent-elles les romans étonnants? Paasilinna ressemble en effet à un de ses personnages. Né dans un camion près de l’océan Arctique, transbahuté toute son enfance entre la frontière de l’URSS, la Laponie et la Finlande, il a été tour à tour bûcheron, ouvrier agricole et journaliste au quotidien Lapin Kansa ("le peuple lapon"), avant de se mettre à l’écriture et de publier un roman par année depuis 1972.

Pas étonnant que le bonhomme soit apte à porter un regard atypique sur le monde.

Mais en fait, le secret de Paasilinna est bien plus simple. Son oeuvre repose essentiellement sur la volonté – qu’occultent souvent les trop grandes ambitions littéraires – de raconter une histoire.

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J’ai identifié dernièrement la personne qui m’avait prêté Le Lièvre de Vatanen.

Ces mystérieuses morsures avaient été infligées par Gallimard, le chien d’Alain et Sophie. (Oui, il s’appelle vraiment Gallimard, ce grand épagneul fou. Et non content de bouffer les livres, il rafle les prix à je ne sais quels concours de beauté canine. Ça ne s’invente pas.)

Je me rappelle également pourquoi j’avais oublié la provenance du livre. Les circonstances étaient proprement paasilinnesques: nous avions sifflé deux bouteilles durant le souper et, tandis que je titubais vers la sortie, le regard givré, mes bibliophiles amis ne cessaient de me fourrer des bouquins essentiels sous les bras.

– Et tiens, tu dois lire ça, et puis ça. Et puis ça aussi.

– Et Arto Paasilinna. Tu ne le connais pas? Alors prends aussi celui-là.

Comment diable pouvais-je ne pas connaître Arto Paasilinna?

Arto Paasilinna, Le Lièvre de Vatanen, Folio, 203 p.