Hors champ

Youkaïdi youkaïda

Je reviens tout juste de Paris – et croyez-moi, je ne suis pas fâché de remettre les pieds au pays des claviers qwerty.

J’étais parti dans l’enthousiasme et la fébrilité, tout impatient de prendre le pouls du milieu littéraire parisien. Mine de rien, à force de rester encabanés dans notre gros village, nous finissons par perdre toute perspective. Nous ne voyons plus que nos problèmes séculiers, nos enjeux locaux, notre chiâlage chronique et nos petits branle-bas médiatiques.

Je me promettais donc de revenir de Paris avec une super chronique. Je n’avais pas réussi à trouver d’ordinateur en état de marche pour le voyage – ils avaient tous rendu l’âme: le mien, celui de ma sociologue préférée, et même le vieux Powerbook G3 de mon beau-frère – mais qu’à cela ne tienne, j’allais ressortir mon Moleskine. Le légendaire calepin ajouterait à la couleur locale.

Une sale surprise m’attendait cependant: il régnait sur Paris le même défaitisme qu’ici. Pire encore, une insondable morosité semblait s’être emparée de la Ville lumière.

Effet secondaire du mois de janvier? Malaise post-moderne? Anxiété de début de siècle? Toujours est-il que j’ai rencontré des éditeurs, des libraires, des journalistes, une attachée de presse et une poignée de gens proches du milieu, qui m’ont tous tenu le même discours:

Les jeunes ne lisent plus. Ils se pointent en librairie, soupèsent Madame Bovary et grognent: "Vous n’avez pas la version condensée?"

L’espace consacré à la littérature diminue dans tous les médias. Les cahiers littéraires rapetissent comme peau de chagrin. Même les périodiques dont la couverture était exceptionnelle, voire légendaire, pratiquent des coupes. Quant à la télévision, les émissions consacrées exclusivement au livre s’y font rares.

La critique est en voie de disparition. Elle cède la place au portrait, à l’entrevue, au questionnaire, à la recension, au talk-show. Le livre, en somme, est devenu un prétexte pour exhiber l’écrivain.

Les gros vendeurs l’emportent sur la vraie littérature. Harry Potter ne compte pas que des amis, dans ce monde.

Le contexte économique nuit aux écrivains. Dans un reportage télévisé sur les sans-abri, un type expliquait qu’il ne disposait que de 1200 euros (environ 1800 dollars) par mois pour se loger, et qu’à Paris c’était loin de faire le compte. Le passage à l’euro a provoqué une inflation sournoise, les Américains font de la spéculation immobilière, les bistros ne pratiquent plus l’ardoise. Aujourd’hui, les jeunes Joyce, Miller, Beckett et autres Hemingway n’auraient plus les moyens de vivre dans Montparnasse.

Tout le monde prend des antidépresseurs et il pleut occasionnellement des grenouilles. J’altère un peu les mots, n’empêche: il flottait sur la ville – à tout le moins sur le microcosme littéraire – comme une odeur de fin du monde.

Moi qui croyais aller me ressourcer à Paris, youkaïdi youkaïda…

J’ai tout de même noté un point positif lors de ma rencontre avec les libraires. Si les FNAC (vague équivalent de nos Archambault) règnent en Goliath sur le marché français, la politique du prix unique du livre parvient tout de même à rééquilibrer la balance du pouvoir. Grâce à cette loi, instaurée en 1981, les grandes surfaces ne peuvent plus détourner la clientèle des librairies indépendantes en détaillant le dernier Dan Brown au prix de gros.

Et nous, qu’attendons-nous pour mettre sur pied de telles mesures? En 2000, le Comité sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre – qui rassemblait un peu tout le monde dans le milieu, depuis l’UNEQ jusqu’à l’ANEL – recommandait l’instauration d’un tel mécanisme de régulation. Depuis, plus rien. Le rapport du comité semble être tombé dans un puits sans fond.

On le devine, le climat politique va dans le sens inverse. Pour les apôtres du libéralisme, le dumping constitue une saine pratique commerciale, rien de plus. D’ailleurs, outre-Atlantique, la Commission européenne chercherait à casser la politique du prix du livre unique en France.

Bon, ça y est, me revoilà morose.

Quoi qu’il en soit, j’ai mis à profit les nombreuses heures de vol pour m’avancer dans la lecture des oeuvres complètes d’Haruki Murakami. (Notez l’ironie: partir pour Paris avec, dans ses bagages, un auteur japonais traduit en anglais.) Je vous en rejaserai éventuellement dans les prochaines semaines.