L’affaire débute dans le 7e arrondissement, à Paris, un peu avant minuit. Autour de la table, nous retrouvons un journaliste québécois, un responsable de programme culturel acadien, un éditeur parisien et le jeune romancier généraliste de Rivière-du-Loup qui signe cette chronique chaque semaine.
La discussion, on s’en doute, est littéraire. Or, voilà que nous nous interrogeons: qui donc serait le plus grand romancier québécois?
Les empêcheurs de tourner en rond rétorqueront que ce genre de question est insensée, voire totalement gnochonne. La qualité d’un écrivain ne se détermine pas comme les statistiques au dos d’une carte de hockey. (Notez, l’idée est amusante. On se plaît à imaginer, mettons, la carte d’Yves Thériault. De quoi rendre fou le plus solide statisticien.)
De toute façon, la question relève du jeu – un jeu pas plus bête qu’un autre, pourvu qu’on garde à l’esprit son caractère ludique. Si vous voulez mon avis, c’est plutôt le découpage des littératures par nationalités qui constitue, à la base, une convention idiote.
Mais je m’égare.
Toujours est-il que l’un d’entre nous énonce ce qui a toutes les allures d’un gros tabou: Mordecai Richler aurait été le plus grand romancier québécois.
Bref silence méditatif autour de la table. En ce qui me concerne, j’estime au plus haut point l’oeuvre de Richler, aussi serais-je plutôt disposé à ratifier cette affirmation. Pourtant, j’ai envie de jouer l’avocat du diable. Que vaut une opinion, après tout, si on ne tente pas de la décortiquer un brin?
Le repas se termine, les convives s’éparpillent et je reste avec cette question en travers du crâne: quel romancier serait capable d’accoter Mordecai? Et entendons-nous, il ne s’agit pas simplement de dégotter une meilleure plume, mais quelqu’un qui aurait les aptitudes marathoniennes et la démesure nécessaire. Bref, un écrivain talentueux ne suffit pas: il faut un personnage.
Par ailleurs – puisque n’importe quel jeu a ses règles -, les romanciers vivants se voient disqualifiés d’emblée. Pour une fois qu’il vaut mieux être mort…
Qui cela nous laisse-t-il?
Spontanément, le docteur Ferron vient à l’esprit – mais aussitôt, allez savoir pourquoi, il me semble anachronique de comparer l’Éminence de la Grande Corne et le polémique Richler.
Anachronique, vraiment? Pourtant, la différence chronologique entre Ferron (1921-1985) et Richler (1931-2001) est négligeable. Les deux vies se superposent presque. D’où vient donc cette impression que les deux hommes représentent des époques différentes?
Serait-ce qu’inconsciemment, j’associerais (comme tant de mes contemporains) l’urbanité et la modernité?
Richler, on le sait, était le plus urbain des deux écrivains. Ferron, quant à lui, s’intéressait plutôt à la Gaspésie, à Québec ou à des comtés en retrait des centres urbains. Lorsqu’il se rapprochait de Montréal, c’était pour mieux demeurer en périphérie, à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu ou dans les bidonvilles de Saint-Lambert.
Ferron serait moins moderne parce qu’il ne s’intéresse pas à Montréal?
Quelle sale conclusion pour un natif du Bas-du-Fleuve comme moi. Et quel sale tour pour monsieur Ferron.
Tant qu’à y être, on pourrait disqualifier l’immense Gabrielle Roy (1909-1983) pour les mêmes mauvaises raisons: la plupart de ses livres se déroulent à la campagne ou dans la nature. Le Manitoba rural a-t-il encore la cote?
On aurait beau éplucher le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec afin de trouver un concurrent sérieux à Mordecai Richler, on en reviendrait sans cesse au même problème: certains sujets pèsent plus lourd que d’autres. Les dés sont pipés.
Les lecteurs ont tendance à s’intéresser aux réalités à bout portant. Voilà pourquoi les récits historiques plaquent souvent des perceptions contemporaines sur des situations de jadis. Même phénomène dans le fantastique et la science-fiction où, malgré l’exotisme formel, le propos calque les préoccupations sociales et politiques de l’époque.
L’exode rural – ce chambardement sans précédent dans l’histoire de l’humanité – aurait-il faussé pour de bon nos repères littéraires?
Au-delà de son talent, Mordecai Richler serait-il, en somme, le mieux équipé pour survivre en ce Québec où l’on s’intéresse de plus en plus aux enjeux montréalais?
Voilà qui le ferait bien rire.