J’ai découvert dans la bibliographie de Victor-Lévy Beaulieu une drôle de petite chose publiée hors commerce aux alentours de 1981. L’opuscule en question – rédigé avec le concours de la légendaire soeur Berthe – s’intitule: Célébration du yogourt.
Vous commencez à me connaître, j’ai aussitôt voulu lire cet ouvrage, lui consacrer une chronique. Après tout, cette colonne s’appelle Hors champ, ce qui implique un minimum d’effort centrifuge. J’aime croire que l’on peut révéler pas mal de choses sur un grand esprit en s’intéressant à ses oeuvres mineures.
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Hiver 1993. La Société canadienne des postes annonçait la fermeture du bureau de poste de Saint-Clément, dans le Bas-du-Fleuve. Outrés, des villageois se barricadèrent dans la bâtisse et l’occupèrent deux mois durant.
Mon père, commis de poste et grand syndicaliste devant l’Éternel, monta quelques fois soutenir les assiégés. Attablés entre les piles de palettes et les casiers de courtes-et-longues, ils buvaient du café et jouaient au 500 jusqu’aux petites heures.
Voisin solidaire, Victor-Lévy Beaulieu était également passé faire un tour. Il avait offert deux caisses de livres aux grévistes, qui pourraient les revendre afin de lever des fonds. (L’homme est réputé n’avoir jamais recouru au pilon de sa vie; à l’évidence, il sait disposer de ses bouquins avec créativité.)
Toujours est-il que, le lendemain matin, mon père rapporta à la maison une copie de Pour saluer Victor Hugo, qui se retrouva sur ma table de chevet.
En bon cégépien, j’avais déjà tenté de lire Victor-Lévy Beaulieu. Je m’étais notamment cassé les dents sur Blanche forcée, lecture collatérale de Moby Dick. Pas le plus commode de ses livres, en vérité.
Avec son Victor Hugo, je découvrais un tout autre VLB – vulgarisateur brillant, essayiste excessif, capable de s’immerger totalement dans son sujet et de donner à l’Histoire un élan romanesque. Il y avait là une aisance, une simplicité, un souffle – et j’ai dévoré le bouquin dans le temps de le dire, d’un trait.
Polycéphale Beaulieu: à la fois le mystérieux géniteur de Blanche forcée, le remarquable vulgarisateur de Victor Hugo, le bricoleur de téléromans scandaleux – et même le scribe compulsif capable de pondre, à la commande, un opuscule sur le yaourt!
Ce fameux ouvrage n’est pas facile à trouver. Il en existe une copie à la Bibliothèque nationale. Pour le consulter, il faut s’enregistrer au point de contrôle et laisser son sac à l’entrée.
Aussitôt entre les mains du lecteur, Célébration du yogourt perd son aura surréaliste. Victor-Lévy Beaulieu se passionne pour la petite histoire – et la petite histoire du yaourt, on s’en aperçoit vite, en vaut bien une autre.
D’ailleurs, en tant que jeune entrepreneur – il a fondé VLB éditeur cinq ans plus tôt -, il est tout disposé à s’intéresser aux aventures de Jude Delisle, illustre prédécesseur s’il en est. Prudent, il se garde toutefois d’établir des liens entre la fabrication du yogourt et la publication des livres – et ce, même si les locaux de la première fabrique Delisle, avenue Duluth, abriteront par la suite les éditions Parti pris. Petit, petit monde.
Le livre est vlbéesque dès les premières pages: il débute avec une anecdote d’enfance à Saint-Jean-de-Dieu. Le lecteur stupéfait, qui croyait entamer un panorama agroalimentaire, assiste à l’abattage d’un veau de lait dont on laisse la quatrième panse sécher sur la corde de bois, au soleil tapant, afin d’y racler la précieuse présure.
Il faut remonter les boyaux du ruminant, explique Beaulieu, afin de comprendre l’aversion ancestrale des Québécois pour le yogourt.
Le reste du livre est plus sage, plus simplement historique, mais toujours rédigé avec une plume érudite, subtile, émaillée de québécismes – épicé en prime de citations de Victor Hugo et d’Alvin Toffler. Du VLB tout craché.
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Cette histoire de yogourt, vous vous en doutez, n’était qu’une entrée en matière un brin blasphématoire.
En fait, je me suis procuré James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots, dont j’entends vous reparler bientôt. Pour l’heure, je me fore un chemin vers la page 1000, à petite vitesse puisque j’ai résolu de lire en même temps Jack Kérouac: essai-poulet. Et qui sait si je n’ajouterai pas Monsieur Melville à la pile, voire Un loup nommé Yves Thériault?
Ainsi en va-t-il de l’oeuvre de Victor-Lévy Beaulieu: une fois à l’intérieur, on ignore par quel boutte on va ressortir.
Célébration du yogourt
de Victor-Lévy Beaulieu et soeur Berthe
VLB éditeur, 1981