À la suite de cette chronique où je parlais (si peu, en fin de compte) de Mordecai Richler, j’ai fait un homme de moi et je suis allé lire les commentaires laissés sur voir.ca. Il faut parfois avoir le coeur bien accroché pour mettre le pied là-dedans. Prière de laisser son ego au vestiaire.
J’aimerais formuler deux petites mises au point. Ne soyez pas inquiets, je n’ai pas l’intention d’en faire une habitude.
Premièrement, certains lecteurs semblent lire une chronique fort différente de celle que je signe. Ça me décourage presque de chercher les mots justes. Peut-être la simple mention de Mordecai Richler a-t-elle aveuglé ces lecteurs bien intentionnés?
Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais prétendu chercher le meilleur romancier québécois (l’exercice serait, en effet, pas mal niaiseux), mais bien le plus grand.
Or, qu’est-ce que le plus grand romancier? Je le répète: c’est celui dont l’image s’impose le plus fortement au sein d’une littérature – ce qui implique non seulement du talent, mais aussi de la visibilité, une façon de s’installer comme un personnage-clé au mitan de son époque. Il s’agit donc d’une catégorie à la fois scolaire et publique, qui repose en grande partie sur l’imagerie populaire.
Prenez Victor Hugo, par exemple. Ses pairs le considéraient comme un écrivain brillant – mais sa réputation ne s’arrêtait pas là. À sa mort, une foule immense a déferlé dans les rues de Paris. On dit même que, la nuit suivante, les putes travaillèrent gratis. (L’exemple date d’une autre époque. Les foules ne se déplacent plus guère pour la mort d’un écrivain. Quant aux putes, je leur donne le bénéfice du doute.)
La deuxième mise au point concerne une règle de mon petit jeu: celle de ne choisir que des romanciers morts. On m’a reproché cette contrainte, qui défavorisait notre très jeune littérature.
Que voulez-vous que j’y fasse? Il s’agit d’une règle classique. Elle préside à l’inclusion des auteurs dans le dictionnaire, qui est une autre sorte de jeu. La mort est ce point tournant où les auteurs entrent dans l’imaginaire collectif, la postérité ou l’oubli.
La règle vous semble déplorable? Moi aussi, mais je ne l’ai pas inventée. Les gens sont programmés comme ça.
Je me rappelle les mots de Françoise Careil, la réputée libraire du carré Saint-Louis, citée l’an dernier dans La Presse. Elle expliquait que peu de choses relançaient davantage les ventes d’une oeuvre que la mort de son auteur – un phénomène qu’elle avait observé pour Gaston Miron, Anne Hébert et Mordecai Richler.
Ne faites pas vos saintes nitouches: vous raffolez comme tout le monde des viandes froides – ces papiers préparés d’avance pour le décès d’une personnalité publique en phase terminale. Rien n’interpelle autant le lecteur, à l’exception sans doute du cahier des sports.
Ce qui me ramène (encore) à Victor-Lévy Beaulieu.
Depuis que je lis son Joyce, je me livre à un petit sondage maison. Je demande à tout un chacun – en particulier aux gens du milieu: libraires, professeurs et étudiants en littérature – combien d’ouvrages de VLB ils ont lus. J’en suis à une trentaine de répondants et croyez-moi, l’aiguille du vlbmètre n’oscille guère. Plus de la moitié d’entre eux n’ont jamais ouvert un livre de Beaulieu. Les autres ont lu en moyenne 1,5 livre. Seulement trois personnes en avaient lu 4 ou 5.
Pas de quoi se surprendre. Beaulieu est trop peu lu, fort mal compris, et fait beaucoup jaser.
Il est aussi, sans doute, un bien plus grand écrivain que Richler.
Son personnage est plus vaste encore, son implication dans la sphère littéraire – en qualité de romancier, d’essayiste, d’éditeur, de polémiste, de journaliste – est sans égale. Son oeuvre est monstrueuse à tous égards, tant par son ambitieuse démesure que par sa cohérence déjantée. Il a commis des récits impénétrables et des téléromans populaires qui ont scandalisé jusqu’à la madame téléphage la plus reculée de la Basse-Côte-Nord.
Tout le désigne comme plus grand romancier québécois. Ne lui reste plus qu’à mourir et le tour est joué.
Monsieur Beaulieu, nous vous saurions gré de ne pas pousser l’ambition jusque-là.