Chez les Papous

Chez les Papous

Je me demande parfois ce qui arriverait si je pouvais visiter mon arrière-grand-père Ferdinand sur sa ferme du Chemin du Lac, dans les hauts de Notre-Dame-du-Portage, aux alentours de 1912.

Sans doute ma visite se terminerait-elle sur quelque immense quiproquo. Nous parlerions un langage différent (tant au propre qu’au figuré), avec des accents et des gestes différents. Il nous manquerait mille minuscules politesses. Tout nous séparerait, en somme, depuis le code vestimentaire jusqu’aux arrière-pensées, en passant par la façon de marcher et la religion.

Je ne me sentirais peut-être pas plus apparenté à mon arrière-grand-père, en fin de compte, qu’à un chauffeur de taxi de La Havane.

Les chocs culturels ne naissent pas seulement de l’écart géographique, mais aussi de l’écart temporel. Cette idée n’a cessé de me travailler tandis que je lisais Le Roi-Soleil se lève aussi, un bref essai historique que ma belle-soeur m’a glissé entre les mains il y a trois semaines.

J’avoue avoir hésité un peu avant d’ajouter l’ouvrage sur ma pile de lecture. La monarchie française, moi, vous savez…

– T’inquiète, a précisé ma belle-soeur en voyant ma dégaine dubitative. Ça se lit tout seul.

Elle avait raison: ce Philippe Beaussant est un excellent vulgarisateur. Dans ce petit livre, il analyse le règne de Louis XIV en décortiquant l’horaire d’une journée type, depuis le Petit Lever (7 heures du matin) jusqu’au Petit Coucher (minuit), et même un peu au-delà.

L’exercice réserve plusieurs surprises. On apprend par exemple que Molière faisait chaque matin le lit de sa Majesté. Le légendaire dramaturge était donc valet du roi. Je vous demande pardon? Molière, un simple valet? À cette époque, en effet, le mot valet désignait encore (mais plus pour longtemps) un titre de noblesse. Le vocabulaire et les coutumes perdurent cependant que leur signification fluctue.

Voilà le genre de phénomènes culturels que Beaussant épluche avec brio. Pour expliquer l’histoire de Louis XIV, il invite le lecteur à un constant effort de relativisation. Comment comprendre, sinon, ces gentilshommes qui jamais n’auraient daigné vider leur propre pot de chambre et qui pourtant se disputaient chaque matin le privilège de se débarrasser des royales déjections?

Beaussant dresse ainsi un inventaire exotique des us monarchiques: la cohorte médicale, les relations de lait et de sang, la perruque, les incessants déplacements de la cour, la danse, les amours compliquées, l’infinie hiérarchisation sociale et les douzaines de passe-droits.

Mais l’ouvrage de Beaussant ne se réduit pas à un simple recueil d’anecdotes: il traite avant tout de la théâtralité – de cette constante représentation que donne le Roi, chaque heure de sa vie. Molière n’apparaît pas pour rien en ces pages: ses oeuvres reflètent et expliquent souvent ce théâtre.

La cour de Louis XIV nous semble sans cesse verser dans le grotesque – et si Philippe Beaussant nous en explique habilement l’alpha et l’oméga, il faut tout de même garder l’esprit ouvert. Car ces gens qui ont construit Versailles, qui ont laissé moult classiques de la littérature universelle, qui ont régné sur la France et les Indes orientales, depuis le delta du Mississipi jusqu’à la Terre de Baffin, se livrent ici à tant de courbettes compliquées que le lecteur croit découvrir sous ses yeux une authentique tribu de Papous d’opérette.

* * *

J’ai entamé ce livre la veille du déclenchement des élections provinciales – et croyez-moi, cette lecture jette une lumière inquiétante sur nos propres rituels politiques.

Quel drôle de système, après tout, que ce régime parlementaire! Et puis la manie des élections, cette folie qui s’empare du pays une fois tous les quatre ans selon une date choisie à la convenance du premier ministre! Et que dire du cryptique découpage des circonscriptions? De l’analyse cravatologique après le débat des chefs?

Les futurs historiens se passionneront pour les sondages, pour les conférences de presse, et pour cette stratégie consistant à déprécier les adversaires non sur leur programme, mais sur d’exaspérantes peccadilles.

La tournée des régions leur inspirera sans doute quelques chapitres. Ils s’intéresseront à l’insolite promiscuité qui règne, dans les autobus de campagne, entre la faune médiatique et les politiciens. Ça vaudra bien un avant-midi de Louis XIV.

Je les imagine bien, nos (hypothétiques) arrière-arrière-petits-enfants, en train de visionner À hauteur d’homme – cet extraordinaire documentaire de Jean-Claude Labrecque qui suit la dégringolade de Bernard Landry aux élections de 2003. Ils grignoteront des croustilles de sauterelle et se réjouiront de n’être pas nés au Moyen Âge.

Le Roi-Soleil se lève aussi, de Philippe Beaussant, Éd. Folio.