Hors champ

L’invisible vis-à-vis

Mon beau-frère lit en marchant.Il est, ce phénomène, capable de se taper des romans entiers sur le chemin du boulot. La nature l’a sans doute doué de gyroscopie, d’écholocation ou d’allez savoir quelle autre faculté permettant de se déplacer sur le pilote automatique.

Il existe des tas de lecteurs extraordinaires – plus dignes d’intérêt que la plupart des écrivains, en fait.

Qui veut savoir si le romancier généraliste rédige son bouquin selon un plan rigoureux, d’un seul jet fiévreux, ou bien à partir du dernier chapitre? Cela nous en apprendrait-il davantage sur le sens de son oeuvre? Pas vraiment. Seul le résultat nous intéresse. Tout le reste tient de la plomberie – et qui veut entendre parler de la plomberie, hormis les collègues?

Comme le disait Deng Xiaoping, peu importe qu’un chat soit noir ou blanc, s’il écrit des romans c’est un bon chat.

Le lecteur, au contraire, tient tout entier dans sa pratique. Il n’est pas condamné à écrire ses propres livres, comme l’écrivain. Le lecteur ne produit rien; on doit, pour l’étudier, s’attarder à la façon dont il se déplace dans l’infinie bibliothèque ambiante. Vitesse de lecture, choix des oeuvres, stratégies pour garder le cap – rien n’est gratuit.

Mon beau-frère, disais-je donc, lit en marchant. Sa sociologue de soeur aussi (la lecture est une maladie familiale, chez eux).

Lire et marcher, tandem en apparence insignifiant – mais lorsqu’au bout de 75 ans de pratique bibliobulatoire un lecteur additionnera les pages lues à l’air libre, cela totalisera peut-être tout Victor Hugo, les 27 volumes des Hommes de bonne volonté et un gros tiers de l’oeuvre de Simenon.

À ce propos d’ailleurs, mon beau-frère ne lit rarement que le gros tiers d’une oeuvre. Il a cette manie d’épuiser tout ce qu’aura publié un auteur, prolifique de préférence. Boris Vian, Jacques Ferron et Michel Tournier ont goûté à sa médecine. Il note la moindre de ses lectures (et de ses relectures) dans de petits calepins qu’il accumule depuis l’âge de 17 ans.

L’exhaustivité semble ici toucher à la pathologie – mais la lecture est comme le sexe: il est périlleux d’établir une normalité. En confinant le lecteur aux pratiques correctes ou canoniques, on tue tout l’intérêt de la chose.

Daniel Pennac aborde la question avec Comme un roman, mais il faut aller plus loin. Je me prends à rêver d’une sorte de Rapport Kinsey qui témoignerait de l’incroyable variété des lecteurs et des lectures.

On lèverait enfin le voile sur cet individu qui commence le livre par la fin. Celui qui n’arrive à lire que dans des espaces restreints. Celui qui répugne à conserver des livres chez soi ou qui, au contraire, ne parvient à se départir d’aucun ouvrage, bon ou mauvais. Celui qui ne lit que des livres mentionnés dans d’autres livres. Celui qui lit toutes les versions disponibles d’un roman. Celui qui lit un livre au complet dans la librairie, à raison d’une page par jour, sans jamais se résoudre à l’acheter.

On pourrait inclure dans cet ouvrage une anthologie des lecteurs fictifs qui apparaissent, çà et là, sous la plume des écrivains.

On pense à la faune des lecteurs que décrit Italo Calvino dans son incroyable Si par une nuit d’hiver un voyageur. Ou encore aux lectrices de Jacques Poulin – la Grande Sauterelle, en particulier, qui semble incapable de mettre le nez dans un livre qui n’aurait pas été volé dans une bibliothèque publique. Ou encore à Nagasawa, ce personnage de Haruki Murakami qui refuse avec véhémence de lire des auteurs vivants.

Obsédante obsession de l’écrivain pour le lecteur. Comment ne pas être captivé par ce partenaire aussi indispensable que mystérieux, cet invisible vis-à-vis sans qui le livre resterait lettre morte? Comment résister à la tentation d’en faire un personnage? D’ailleurs, les écrivains n’y résistent pas: le lecteur apparaît si souvent dans leurs oeuvres que l’on pourrait y voir, en fin de compte, un simple segment de la plomberie littéraire.

Le lecteur, pourtant, existe. Il avance, il défriche, il mène sa vie. Mieux encore: il survit le plus souvent à ses auteurs. Des années après on le rencontre qui marche encore, à des kilomètres de là, un bouquin à la main.