Yvan Delporte est mort le 8 mars dernier. Peut-être avez-vous entendu la nouvelle? Il ne fallait pas être distrait: la manchette est vite passée.
Avouons que la bédé franco-belge des années 60 n’a plus tout à fait la cote. On ne s’intéresse qu’aux classiques soigneusement mis en marché, comme Astérix ou Tintin, ou aux vieilles séries qui perdurent grâce à l’élan accumulé. Il ne doit plus guère rester que les vieux schnocks dans mon genre pour se rappeler l’extraordinaire intelligence de Franquin ou de Gotlib.
Yvan Delporte est donc mort le 8 mars dernier, à l’âge de 78 ans.
Rédacteur en chef de Spirou entre 56 et 68, c’est lui qui, de concert avec Franquin, fonda le Trombone illustré – ce légendaire supplément pirate qui préfigurait la bande dessinée "pour adultes". Plusieurs auteurs pas du tout spirouïdes y entamèrent leur émancipation – Gotlib, F’Murr, Tardi ou Claire Bretécher. C’est à la faveur du Trombone que l’on découvrit les premières Idées noires de Franquin, véritable portrait de l’auteur en Mister Hyde.
Rien d’étonnant, donc, à ce que Delporte ait entretenu jusqu’à la fin d’excellentes relations avec les bédéistes contemporains, tels Joann Sfar ou Lewis Trondheim. Le bonhomme avait su, derrière sa barbe amazonienne, rester jeune et alerte.
Étrange coïncidence, en fouillant vendredi soir dernier dans la bédéthèque du beau-frère (oui, celui qui lit en marchant), je suis tombé sur Désoeuvré, un opus de Lewis Trondheim dont j’ignorais l’existence.
Rappelons que cet auteur monstrueusement prolifique avait surpris tout le monde en 2004, alors qu’il assassinait son célèbre Lapinot dans un album magistral (La Vie comme elle vient) et annonçait dans la foulée sa ferme intention de ne plus toucher à la bande dessinée, sauf comme scénariste.
Trondheim avait donc changé son fusil d’épaule? Cette tripative information datait un peu (l’ouvrage remontait à 2005) et je me fustigeais de ne pas être au courant. Il fallait remédier à mon ignorance. Je suis donc reparti avec le bouquin sous le bras.
(Voyez comment je suis: on m’invite à souper et je dévalise la bibliothèque. Si vous voulez que je parle d’un livre, n’envoyez pas de service de presse, trouvez plutôt un moyen subtil de l’abandonner sur ma route.)
Désoeuvré se présente comme un essai-journal en bande dessinée, un hybride pour le moins inhabituel. On y traverse à tâtons l’arrêt de travail que Trondheim s’est imposé, et qui n’a duré, en fin de compte, qu’un maigre (mais violent) 80 jours.
Rien à voir avec les pérégrinations de Phileas Fogg: il ne s’agit pas de battre des records de vitesse, mais simplement de rester en selle. Trondheim pose certaines questions avec insistance. Pourquoi les auteurs de bande dessinée vieillissent-ils mal? Cesse-t-on d’être créatif avec le temps? Comment concilier les exigences du gagne-pain et celles de la création?
Et: pourquoi tant de bédéistes sont-ils dépressifs?
Pas besoin d’avoir lu les autres ouvrages de Trondheim pour apprécier la réflexion. Pas même besoin de s’y connaître en bande dessinée: le propos se transpose aisément à d’autres disciplines artistiques, voire à d’autres métiers. (Le collègue Berbérian intervient d’ailleurs afin de lancer, sulfureuse facétie, que l’on pourrait aussi bien se demander si les boulangers ou les bouchers vieillissent mal.)
La dépression revient sans cesse au cours de l’ouvrage. Franquin aussi – car le maître de toute une génération, le père de Gaston Lagaffe, du Marsupilami, l’homme des petites signatures désopilantes, était un dépressif de classe mondiale. Son ombre flotte sur Désoeuvré depuis la page de garde jusqu’à la dernière planche.
Et Yvan Delporte, là-dedans?
Le légendaire barbu apparaît dans le livre, par le truchement d’une paire de courriels, comme la personne-ressource, le pont entre deux générations, l’archiviste de toute une époque. Témoin privilégié, il éclaire un peu la vie secrète de ceux qui réalisaient les petits mickeys de notre enfance. Dépression, troubles paranoïaques et autres manies – les comiques n’étaient comiques qu’en apparence.
On a le sentiment que, sans jamais l’avouer très clairement, Trondheim s’interroge sur sa propre santé mentale. Il hésite pourtant à occuper le devant de la scène. "Parler de soi est un matériau inépuisable", écrit-il, "mais on peut très vite s’enliser. Ce n’est pas parce qu’on est sincère qu’on est intéressant." Voilà sans doute pourquoi il ne cesse, du début jusqu’à la fin, de ridiculiser sa propre mauvaise foi. Peut-être s’agit-il, après tout, de la façon la plus honnête de vivre avec le parti pris qu’implique toute prise de parole?
Quoi qu’il en soit, on se réjouit que Trondheim ne se soit pas entêté dans le désoeuvrement, et que cette aventure se termine par un retour à la table à dessin.
Désoeuvré
de Lewis Trondheim
Éd. L’Association, 2005