J’éprouve fréquemment la tentation de prendre ma retraite. De n’être plus romancier généraliste. Je pourrais enfin écrire des haïkus à géométrie variable, des micro-récits de 9 mots, voire simplement des assemblages de titres et de sous-titres autosuffisants qui jamais ne précéderaient la moindre histoire. N’importe quoi, en somme, pourvu que ça soit bref.
Sans doute y a-t-il un peu de paresse là-dessous – mais j’y vois plus volontiers un appel des grands espaces.
Je suis en effet incapable de penser en ligne droite. J’écris de manière fractale, fracturée, et il me faut régulièrement cracher trois ou quatre pages pour n’en conserver qu’une seule. Dès que je me lance dans un projet le moindrement long, le texte devient vite dédale. Trop de possibilités à gérer. En l’espace de quelques semaines, je ne sais plus s’il faut entamer une version 3.0.5, poursuivre la version 2.0.3 ou tout simplement recommencer à partir de la version 1.1 b.
Le roman comme labyrinthe, voilà bien une notion borgésienne. Reste à savoir si le romancier généraliste veut vraiment s’en sortir. Le roman, après tout, est le genre obsessionnel par excellence – et rien n’est plus rotatif que l’obsession. À partir de quand le labyrinthe tourne-t-il en circuit fermé? Comment s’en échapper (si possible indemne)?
En d’autres mots: existe-t-il une vie après le roman ?
Je pense souvent à la définition que Raymond Queneau donnait de l’écrivain oulipien: un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir. Vu sous cet angle, le texte prend l’allure d’une rassurante équation. Il comporte une solution, une porte de sortie.
Mais cette approche est-elle vraiment adaptée au roman? Les oeuvres à contraintes de grande envergure, telles La Disparition ou La Vie: mode d’emploi, demeurent exceptionnelles. Règle générale, les dentelles oulipiennes sont aussi brèves que denses – le labyrinthe tient ici du circuit imprimé.
La question demeure: quelle solution doit-on apporter au problème romanesque?
Peut-être faut-il simplement se débarrasser du paradigme du labyrinthe, aborder la question sous un angle plus large. Le roman à ciel ouvert.
Je rêve souvent de vitesse. Celle avec un grand V, et non simplement la petite précipitation qui précède l’heure de tombée. Pour décrire correctement pareille allure, il faut recourir à l’astronautique et parler de "vitesse de libération" – la vélocité minimale nécessaire pour quitter l’attraction gravitationnelle d’un roman.
Voilà bien ce dont il est question: écrire à toute vapeur afin, littéralement, de se faire mordre la poussière.
Écrire comme Tokutomi Soho, par exemple, auteur d’une histoire du Japon en 100 volumes. Écrire comme Georges Simenon. Ou bien comme le poulpiste Erle Stanley Gardner, qui pouvait prétendument travailler sur 7 bouquins à la fois. Ou encore comme Barbara Cartland (pas moins de 657 romans à l’eau de rose, mes amis!)
Écrire comme José Carlos Ryoki de Alpoim Inou, mieux connu sous le nom de Ryoki Inoue, écrivain brésilien et – selon son site Web – "escritor mais prolífico do mundo". Cet ancien chirurgien a publié 999 titres entre 1986 et 1992. Lassé du roman de poche, il a ensuite ralenti sa cadence pour se consacrer à des romans plus travaillés.
Au moment où j’écris ces lignes (nous sommes le lundi de Pâques), sa bibliographie compte 1 075 titres. Je ne garantis pas que le chiffre sera encore exact au moment où vous lirez cette chronique.
Pardon? Les romans de Ryoki Inoue valent-ils la peine d’être lus? Aucune idée. Paraît qu’il a écrit plusieurs romans de faroueste. Des histoires de cow-boys brésiliens, ça ne vous intrigue pas?
De toute manière, je n’ai pas vraiment envie de m’engouffrer dans cette oeuvre sans fond. Ce qui m’intéresse, c’est la vitesse en tant que telle. S’agit-il – au-delà des aptitudes personnelles – d’un phénomène, d’un don ou d’une méthode? L’écrivain prolifique est-il condamné à la vélocité?
La vitesse, en somme, est-elle un outil?
POST-SCRIPTUM
Je m’absenterai deux semaines, le temps que passe la déferlante printanière. Nous nous revoyons donc le jeudi 3 mai, afin de jaser de Ron Popeil, des archives vidéo de la NASA et de poésie.