Vous voyez bien qu’il ne faut jamais se fier à moi… Au moment de partir en congé, je promettais de revenir avec Ron Popeil, les archives vidéo de la NASA et la poésie. Puis, la semaine dernière, je vous quittais en promettant une chronique sur un livre admirable.
En fin de compte, nous jaserons plutôt de Yann Martel.
Au cas où vous n’en auriez pas entendu parler, l’auteur de L’Histoire de Pi était à Ottawa au mois de mars afin de représenter, avec 49 comparses, les travailleurs culturels A Mari usque ad Mare à l’occasion du cinquantième anniversaire du Conseil des arts du Canada. Il en revint frappé par l’indifférence générale de la biomasse du Parlement, et plus notamment par celle de Stephen Harper.
Notre premier ministre s’intéresse-t-il à la littérature? se demandait Martel en retournant à Saskatoon. Et hop! Il décida de tâter le terrain en lui envoyant, deux fois par mois et jusqu’à la fin de son mandat, des suggestions de lecture. Une façon comme une autre d’entamer le dialogue.
Il tombe sous le sens qu’un premier ministre en exercice n’aura pas le temps de lire des romans. Grosse évidence tacite. N’empêche, on se prend à espérer que cette initiative absurde, quasiment rhinocérocienne, provoquera une réaction – si minime soit-elle – en provenance du 24 Sussex Drive.
Au moment d’écrire cette chronique, évidemment, les réactions se limitaient aux médias. Beaucoup d’amusement, plusieurs applaudissements, quelques rabat-joie. À vue de nez, la réaction semble plus favorable dans le ROC. Au Québec, on sent que Martel touche un nerf sensible: l’image de l’intellectuel.
Peut-être aurait-il mieux valu offrir Tom Clancy que Léon Tolstoï?
Moi, toute cette histoire me plaît. Je n’y vois aucun mépris, mais plutôt un optimisme narquois. Je suivrai donc les démarches de Martel avec intérêt – ce qui ne m’empêche pas de croire qu’il est complètement dans le champ.
Voyez-vous, tout le monde fait déjà des pieds et des mains pour la promotion du livre. On l’a popularisé, transformé en cadeau pour enfant démuni, servi avec des roses, bazardé à côté de diverses babioles, liquidé au prix de gros, enregistré sur support optique. On l’a charcuté afin de mieux le faire avaler aux étudiants. On l’a abandonné sur un banc de parc avec une étiquette de traçage. On l’a apprêté en pâtisserie. On l’a offert en prime. On l’a lu et discuté dans les bibliothèques et les festivals, dans les écoles – et même parfois dans les médias (je vous l’assure).
Il est temps de mettre en place une stratégie plus musclée: interdisons tous les ouvrages de fiction! Réhabilitons l’Index!
Fini la poésie, la nouvelle, le roman, le théâtre sous toutes ses formes – et même la biographie, genre suspect entre tous! L’histoire y passera aussi, sans oublier la Bible, la philosophie allemande et la collection intégrale de Petzi le petit ours. Seuls ouvrages désormais tolérés: les bouquins de bricolage, les manuels de cuisine et les livres de table à café rassemblant de belles photos du Sahara espagnol en hiver.
Il ne faudra surtout pas flancher en chemin, et mener l’idée jusqu’à sa conclusion. Des agents seront mandatés pour purger les bibliothèques et les librairies, vider les entrepôts. Oubliez vos réserves personnelles: une loi spéciale sera votée qui permettra de faire main basse sur les collections privées.
Et comment nous débarrasserons-nous de ces tonnes de livres? Non, nous n’y bouterons pas le feu (ce serait admettre que nous avons lu Fahrenheit 451). Nous jetterons tout simplement les écrivains en travaux forcés, où ils devront réduire cette masse de bouquins à l’état de copeaux, de pulpe, puis de papier de toilette – symbole puissant entre tous!
Voilà, ce sera tout. La possession, la reproduction, la vente et la consultation de tout livre de fiction seront définitivement prohibées sur l’ensemble du territoire canadien.
Et alors, brusquement, nous mesurerons l’importance de pouvoir lire à notre guise, sans la moindre censure, sans risquer la prison – et sans même avoir à nous serrer la ceinture, tant l’argent nous pisse par les jointures.
Et peut-être même assisterons-nous à cette invraisemblable scène: les gens qui descendent dans la rue pour réclamer le droit à la lecture.