Hors champ

La banlieue boréale

Chaque hiver ou presque, aux alentours de Noël, lorsque toute la famille s’entasse dans la maison natale, je me fore un chemin dans les placards afin d’en sortir le projecteur et les carrousels de diapositives.

La diapositive est une chose profondément domestique, intime – et pourtant universelle. L’émission Les P’tites Vues, dont je vous parlais il y a deux semaines, en témoigne bien: ces banales séquences de Super 8, tournées par d’anonymes cinéastes du dimanche, sont presque aussi émouvantes que si nous les avions filmées nous-mêmes.

Les diapositives sont du même ordre: pas nécessaire de les avoir prises soi-même. Elles peuvent représenter n’importe qui, ce sera toujours un peu notre propre famille.

Voilà un dossier auquel les historiens ne se sont pas encore attaqués. Toute une tranche de l’histoire du Québec hiberne encore dans des milliers de carrousels poussiéreux, au fond de nos placards. Il s’agit naturellement d’une histoire souterraine, avec un h minuscule, celle où votre oncle Maurice fait le pitre, coiffé d’une casquette des Expos. Où votre petit frère apprend à faire du vélo. Où la cousine Jeannine rajuste son voile de mariée, assise sur le siège du mort dans une spectaculaire Chevrolet Impala jaune.

L’histoire, en fin de compte, que raconte Pascal Blanchet avec sa superbe bande dessinée Rapide-Blanc.

Qui se souvient de Rapide-Blanc, ce petit village de Haute-Mauricie que chantait Oscar Thiffault? Tant d’awingna han nous avait donné l’impression que le rapide en question n’était qu’un ramassis de cabanes en bois rond, peuplé de draveurs mal équarris. Erreur!

Bâti en 1928 par la Shawinigan Water and Power afin de loger ses employés et leurs familles, Rapide-Blanc était un village modèle, inspiré des paisibles banlieues britanniques. Quelques rues sinueuses, une poignée de résidences soigneusement dessinées, un club de curling, des terrains de tennis – tout cela planté en plein bouclier canadien, 250 kilomètres au nord de Trois-Rivières, loin au-delà de la dernière route.

Pascal Blanchet explore l’histoire de ce village oublié, non seulement sous l’angle très officiel de l’hydroélectricité nationale, mais aussi (peut-être même surtout) par la vie quotidienne des protagonistes anonymes. Anonymes? Anodins serait plus exact. En fait, le récit est étonnamment dépourvu de personnages principaux – sinon le village lui-même.

Mais l’aspect le plus surprenant du livre est sans doute le paradoxe suivant: en décrivant cette banlieue totalement atypique, égarée au milieu de la forêt boréale, Blanchet parvient à reproduire l’atmosphère de toute l’Amérique du Nord des décennies d’après-guerre. La magie opère non par le biais de la narration, mais par la facture graphique du récit. Le jeune illustrateur accorde en effet une importance maniaque aux détails, depuis la luxuriante typographie jusqu’aux courbes affolantes des électroménagers, en passant par les armoires de cuisine, les bâtiments et les publications publicitaires.

Ce souci du détail ne se limite d’ailleurs pas au récit: la totalité du livre obéit à cet impératif graphique, depuis la couverture jusqu’à l’achevé d’imprimer. Seuls les données de catalogage et le code-barres y échappent (on s’en attriste un peu). En fait, l’exercice est si exhaustif que l’on croirait manipuler un de ces livrets de recettes industrielles des années 60 – vous savez, ces brochures que l’on retrouvait dans chaque cuisine nord-américaine et qui faisaient la promotion de la bombe au Jell-O, de la saucisse en pâte et du sandwich multi-étage tricolore stylisé?

Ce livre est une machine à téléporter: passez l’écoutille et retrouvez-vous en plein coeur des Trente Glorieuses.

Mais outre le talent de Pascal Blanchet, ce livre jouit d’un atout capital: le village de Rapide-Blanc n’existe plus. Après l’automatisation de la centrale, à la fin des années 60, les employés furent relocalisés et les bulldozers firent leur oeuvre. Il ne reste plus, aujourd’hui, qu’une demi-douzaine des élégantes maisons bâties par la Shawinigan Water and Power. Le village réel n’existe plus, qui pourrait concurrencer sa légendaire réputation. Dans le récit qu’en fait Pascal Blanchet, l’aluminium resplendit, l’arborite évoque le marbre d’Italie et le bonheur est plus intense que nature.

À bien y penser, il n’en allait pas autrement dans nos soirées de diapositives. Au bout du rayon lumineux défilaient toujours la plus grosse truite de la rivière Bonaventure, le plus bel été du monde, le plus gargantuesque gâteau de noces – sans oublier la fois où mon oncle René, l’exubérant du clan, a eu l’air le plus fou.

Rapide-Blanc, Pascal Blanchet, Éd. de la Pastèque, 2006