Hors champ

Gutenberg et Darwin

Les aléas de la vie m’ont récemment mené en Outaouais où, incognito comme de coutume, totalement dépouillé de mes fonctions de chroniqueur, et par le plus grand des hasards, je suis tombé sur Nicole Balvay-Haillot, présidente de l’Association des auteurs de l’Outaouais. Ces choses arrivent.

Elle revenait du Salon du livre de Genève où, m’assurait-t-elle, on chantait le même refrain qu’au Québec: l’édition est en crise, les lecteurs se raréfient et les médias s’en soucient comme de leur première linotype.

Je l’ai crue sans peine puisque j’avais récemment entendu les mêmes propos à Paris, ville dont la réputation littéraire me semblait pourtant indestructible. Montréal, Paris – et maintenant Genève. Le soleil ne se couche plus sur nos angoisses.

Ce discours ne date pas d’hier, toutefois, et on finit forcément par se demander si les chiffres justifient cette mondialisation de la morosité. Votre humble chroniqueur a fait quelques recherches et – surprise, surprise – le portrait n’est pas aussi noir que chacun le répète. Il serait plutôt bleu ciel et caca d’oie. Suivez le guide.

Selon le Rapport sur la lecture publié en 2005 par Patrimoine Canada, le lectorat de notre beau pays n’aurait pas significativement changé ses habitudes depuis 1991. Le nombre moyen de livres lus dans une année a légèrement diminué, mais les autres indicateurs – notamment le temps consacré à la lecture – restent au beau fixe. Le Québec traîne un peu de la patte, mais à tout prendre, nous sommes en meilleure posture que les États-Unis où les taux de lecture auraient nettement chuté au cours des 20 dernières années.

L’impression de dégradation généralisée serait-elle donc erronée? Pas tout à fait.

Nous assistons en réalité à un phénomène insidieux: selon les Statistiques de l’édition au Québec, le nombre de livres publiés ne cesse d’augmenter depuis le début des années 70 – une progression irrégulière, certes, mais indéniable. Si le lectorat se contente de rester stable, alors forcément l’écart se creuse entre les livres publiés et les livres lus (ce que confirme d’ailleurs une diminution des tirages moyens).

Il s’agit de l’un des phénomènes dont traite l’essayiste mexicain Gabriel Zaid dans Bien trop de livres? Lire et publier à l’ère de l’abondance. Contrairement à ce que laisse entendre ce titre un brin polémique, Zaid ne condamne pas la publication toujours plus abondante de nouveaux livres. Au contraire: il affirme que la multiplication des ouvrages contribue à la diversité d’une culture et, par conséquent, bonifie son bilan de santé général.

Qui oserait, en effet, prétendre que la littérature québécoise est moins vigoureuse qu’en 1953?

Nous assistons en ce moment à une véritable explosion de la galaxie Gutenberg. Nous craignions qu’Internet soit ce deus ex machina – encore un autre – qui détrônerait le livre. Erreur! Les titres sont chaque année plus abondants, si bien que les lecteurs et les libraires ne fournissent plus. Chaque saison nous sommes bombardés avec des centaines de nouveautés d’ici et d’ailleurs, auxquelles s’ajoutent les réimpressions, les éditions de poche et les oeuvres classiques en version intégrale.

Je répète donc la question: le sentiment d’une dégradation généralisée serait-il erroné?

Réponse: tout dépend du bout de la lorgnette par lequel on examine la situation.

Sur le plan collectif, nous bénéficions d’une diversité sans précédent et personne ne saurait s’en plaindre. Les lecteurs ont l’embarras du choix – même si, en réalité, 90 % d’entre eux lisent 10 % des oeuvres publiées. Sur le plan individuel, en revanche, cette diversité croissante est parfois difficile à vivre. Écrivains et éditeurs se bousculent toujours plus nombreux au portillon, et maintes oeuvres de bonne qualité périssent par asphyxie. Je laisse aux darwinistes le soin de s’en réjouir.

Admirez donc le joyeux paradoxe auquel nous arrivons: plus notre culture est en santé, plus les créateurs ont la mine verdâtre.

(À dessein d’équilibrer un peu le ton de cette chronique, nous examinerons la semaine prochaine les habitudes de vie du wombat en captivité. Merci pour votre attention.)