Nous parlions, la semaine dernière, de l’écart grandissant entre le nombre de livres publiés et le nombre de livres lus. Ce phénomène influence non seulement nos pratiques, mais aussi notre rapport au temps, à la mémoire et à l’histoire.
De nos jours, la vie commerciale d’un roman typique oscille entre zéro et trois mois: il s’agit du temps passé en vitrine, sur les présentoirs ou dans les médias. Passé ce délai, le bouquin est classé dans les rayons, voire renvoyé à l’entrepôt du distributeur. Les chances qu’il tombe entre les mains du lecteur se trouvent alors réduites à presque rien.
Certains livres s’en tirent mieux, certes, mais la presque totalité demeurent en sursis. Pensez à tous ces ouvrages qui semblaient incontournables en 1987 et qui, aujourd’hui, ne font plus guère parler d’eux.
Amusante coïncidence, il s’agit souvent d’oeuvres que ma génération a lu au cégep. Les premiers titres qui me jaillissent à l’esprit sont des essai anglo-saxons – Small is beautiful, Le choc du futur, Écotopie, Libres enfants de Summerhill -, mais je pourrais, et vous aussi d’ailleurs, sans fouiller trop longtemps, avancer de nombreux titres littéraires d’ici ou d’ailleurs. Vous m’excuserez de n’en nommer aucun: tous ces auteurs ne sont pas morts, et je ne tiens pas à me faire plus d’ennemis que nécessaire.
D’ailleurs, si vous voulez absolument des noms, allez consulter la liste des lauréats de n’importe quel prix littéraire, par exemple le Prix du cercle du livre de France, jadis notoire, décerné de 1950 à 1985 (ce qui n’est pas rien) et tombé maintenant dans l’oubli le plus profond.
J’ai été passablement troublé d’entendre une Parisienne m’annoncer, en février dernier, que Michel Tournier était out. Elle n’a pas cherché à m’en dévoiler le pourquoi ni le comment. Sans doute se bornait-elle à exprimer un simple constat factuel: les livres vont et viennent, disparaissent tôt ou tard dans le rétroviseur. C’est comme ça.
Notez bien que le phénomène n’est ni absolu, ni linéaire. Moby Dick par exemple, publié en 1851, est tombé dans l’oubli presque immédiatement pour n’être redécouvert qu’un demi-siècle plus tard.
Les classiques sont toutefois rares (et ils sont sans doute bien plus célèbres que lus). Dans l’écrasante majorité des cas, les livres ne vivent pas même une saison. Le phénomène est sans doute aussi naturel que la pluie, le vent ou les épidémies annuelles d’influenza.
Or, voici bien le mystère: si la situation tient moins à notre libre arbitre qu’à des algorithmes météorologiques, alors pourquoi persistons-nous à nous justifier? Pourquoi nous entêtons-nous à brandir des catégories faussement rationnelles comme "livre dépassé", "bouquin ayant mal vieilli" ou "texte daté"?
Peut-être avons-nous simplement peur de reconnaître que nos lectures obéissent essentiellement à des effets de mode? Que la nouveauté qui nous transporte d’enthousiasme en 2007 ne vaut guère mieux, dans l’absolu, que la nouveauté de 1973 ou celle de 1952?
Poussière tu étais, poussière tu redeviendras.
Cette histoire me rappelle "La bibliothèque de Babel", un texte où l’intemporel (!) Jorge Luis Borges décrit un monde entièrement constitué de millions de salles hexagonales, tapissées de livres. Tous ces livres contiennent le même nombre de pages sur lesquelles sont imprimées aléatoirement les 26 lettres de l’alphabet. Cette bibliothèque infinie contient tous les textes possibles, depuis l’épopée de Gilgamesh jusqu’au prochain roman de Dan Brown – mais on y retrouve essentiellement du bruit, des bribes de mots insensés et incompréhensibles.
Il s’agit, autrement dit, des livres qu’auraient rédigés 10 millions de chimpanzés en piochant sur 10 millions de dactylos pendant 10 millions d’années.
Cette allégorie est plus proche de la réalité qu’on le soupçonne.
Allez dans une grosse bouquinerie un peu bordélique, le Colisée du livre par exemple, et ouvrez un roman quelconque paru en 1951. Vous comprendrez les lettres, les mots, la syntaxe – mais il y a fort à parier que le propos ne vous touchera pas. Le sens aura déjà commencé à s’effriter. Qu’on le veuille ou non, les livres s’inscrivent dans le siècle, et il est inévitable que, d’époque en époque, la plupart d’entre eux perdent leur sens et leur signification.
Dans 10 000 ans, seuls les archéologues parviendront à comprendre le dernier roman de Janette Bertrand.