Le journalisme culturel comporte plusieurs figures imposées: le panorama de la rentrée, le bilan de fin d’année – et (puisque nous y voici) les lectures-d’été-pas-forcément-ineptes.
Il est d’ailleurs rendu si coutumier d’annoncer des lectures estivales intelligentes, qu’il serait presque avant-gardiste de contre-attaquer avec un spécial "lisez des niaiseries". Ne comptez pas sur moi, cependant. Pas que je ne lise jamais de niaiseries – ça m’arrive comme à tout le monde -, mais il s’agit d’un spécial lectures estivales, pas d’un spécial aveux.
Cela dit, dévoiler ses lectures n’est-il pas toujours une sorte d’aveu? D’autant que la notion de niaiserie varie d’un lecteur à un autre, et que l’on s’expose toujours à la critique en critiquant un livre.
Quoi qu’il en soit, voici mes suggestions estivales en trois temps, trois mouvements.
1. Prenez des nouvelles du monde
Pour lire sans toucher terre, au rythme mou qu’imprime votre pied au hamac, rien ne vaut la nouvelle. On a souvent prétendu que la brièveté se prêtait bien à notre vie moderne et effrénée. Merde de bouvillon! En réalité, la nouvelle est le genre rastafari par excellence – pour peu que l’on prenne une pause entre chaque nouvelle afin de méditer quelques minutes.
Suggestion québécoise: Sauvages de Louis Hamelin. On s’était habitué à des Hamelin de grande envergure, mais ce romancier exceptionnel manie le bref avec tout autant de dextérité. Dix nouvelles étonnamment variées, écrites avec finesse, qui ratissent large – de Montréal jusqu’aux abattis de Chibougamau -, mais reposent toujours sur un admirable sens de l’observation. Un fameux cru.
Suggestion japonaise: L’éléphant s’évapore d’Haruki Murakami. Voilà un autre auteur que l’on connaît surtout pour ses romans. On retrouve, dans ces 17 nouvelles, l’indéfinissable surréalisme propre à Murakami, ce sens de la dérive subtile et de la progression inquiétante – mais j’oserais affirmer que ses nouvelles ont plus de force que ses romans, car elles demeurent toutes centrées autour du prétexte. Du Murakami concentré: le lecteur s’y égare rarement.
Suggestion étatsunienne: La revanche de la pelouse de Richard Brautigan. Drôle de type, celui-là. Un mal-aimé de la littérature américaine, tour à tour raillé et encensé, bizarrement inventif, comique et mélancolique jusqu’à l’insupportable, qui (dixit Lawrence Ferlinghetti) s’entendait mieux avec les truites qu’avec les gens. Vous trouverez ici une soixantaine de textes généralement très brefs, où Brautigan raconte ses souvenirs de jeunesse avec une plume précise et folle. Ça ne ressemble à rien d’autre.
2. Lisez groenlandais
Pour lire assis dans une rivière glacée, le chapeau enfoncé sur le crâne et une cannette de bière à portée de la main, rien ne bat Jørn Riel.
On m’a fait découvrir cet auteur danois lors de mon récent passage à Saint-Malo – jouissive rencontre! La belle part de son oeuvre s’intéresse au Groenland de l’après-guerre, aux échanges culturels entre Européens et Inuits, aux comportements excentriques qu’engendre la solitude prolongée, à la distillation des alcools forts et à l’art essentiel d’étirer des histoires à n’en plus finir.
Sautez par-dessus sa série des racontars (surévaluée, à mon avis) et lancez-vous tête première dans sa trilogie La maison de mes pères, dont le premier tome s’intitule Un récit qui donne un beau visage. Un Riel complètement déjanté narre le Groenland de jadis, éminemment masculin, peuplé de crackpots magnifiques et d’érudits égarés, où chacun accueille avec joie le moindre écart à la routine hivernale – qu’il s’agisse de l’irruption d’un ours polaire de 600 kilos dans la cuisine ou de l’amputation d’un gros orteil. Du Fred Pellerin septentrional, en quelque sorte.
3. Laissez Jack à la maison
L’été: saison des migrations caniculaires, des pouceux, des pèlerinages aux États-Unis – saison de Jack Kerouac, en somme.
Cette année, plutôt que de relire Sur la route ou Les anges vagabonds, attaquez-vous à Jack Kerouac essai-poulet de Victor Lévy Beaulieu. Imaginez un peu le tableau: notre polémiste national n’a que 27 ans et il ose s’attaquer à Kerouac, mort depuis peu et déjà pleinement légendaire.
L’entreprise est d’autant plus audacieuse que Beaulieu ressent à la fois admiration et pitié pour l’auteur de Lowell. Il en résulte une lutte épique, verbale, vigoureuse – et nécessaire, vu les innombrables clichés et idées reçues qui gravitent autour du père du beat. En fait, le bouquin de Beaulieu constitue une véritable oeuvre d’assainissement public. Un incontournable pour les kerouacomanes en phase terminale.