Hors champ

Madame Bovary et les garçons vachers

Après les motels, les gargotes, les guichets automatiques, les ciné-parcs et les pharmacies, voici que les bibliothèques des États-Unis s’équipent du service au volant. La nouvelle, publiée dans la dernière mouture de Livres Hebdo, a été pêchée sur le blogue d’un documentaliste.

Bon, bon, bon, soupirera le lecteur pédestre et vertueux, manquait plus que ça. Soumettre la lecture – activité lente et méditative entre toutes – à l’impétuosité du volant. Ravaler Tolstoï au rang du trio cheeseburger, frites et coca. Encourager, en somme, la médiocrité, la paresse et l’obésité morbide.

Et puis à quoi ces guichets servent-ils au juste?

Exactement à la même chose que les guichets préhistoriques, pour tout dire: s’inscrire à la bibliothèque, rendre ou emprunter des documents, payer des amendes – quoique, en réalité, les usagers motorisés s’en tiendraient essentiellement aux retours. La fréquentation traditionnelle ne serait donc pas menacée par ce nouveau service qui, on le devine, ne permet guère de remplacer le bouquinage.

Il s’agit, en fin de compte, d’une histoire tout à fait bénigne portée par un titre spectaculaire. Si les bibliothèques en question avaient installé d’anodines chutes de retour à portée de bagnole, la situation aurait été pratiquement identique sans pour autant comporter le moindre attrait médiatique.

La seule chose qui me semble surprenante là-dedans, c’est qu’en 2007 nous fassions la manchette avec un phénomène qui, nom de Dieu, semble dater de 1971.

En fait, une requête rapide sur un Moteur de Recherche Dont Nous Tairons le Nom(tm) permet de constater que le service au volant est déjà très répandu dans les bibliothèques publiques un peu partout aux États-Unis. Tomball, Virginia Beach, Allentown, Friendswood, Kanawha County, Olathe et Milwaukee apparaissent dans les 15 premiers résultats. On apprend également que les bibliothèques du comté de Tampa auraient fait le saut en 2000.

Cet échantillon suggère que la bibliothèque avec service au volant est tout sauf une nouveauté. Et y a-t-il vraiment de quoi s’en surprendre? Des dizaines de millions de Nord-Américains ne sauraient plus vivre sans voiture. Notre civilisation ne lâchera son volant qu’au moment où la grande jauge planétaire frappera le zéro. L’épuisement des ressources naturelles est une mission biblique, atavique, au même titre que la conquête du Farouest.

D’ailleurs, on pourrait aisément récupérer le mythe du cow-boy Marlboro afin de promouvoir la fréquentation motorisée des bibliothèques publiques. Imaginez-le un peu, ce mâle qui domine un embouteillage de bétail, ce cavalier qui ne descend de selle que pour dormir, cet inlassable commuter du désert… Ouvrez Photoshop, collez une copie de Madame Bovary juste à côté de la Winchester .30-30 – et le tour est joué!

Pardon? Les cow-boys ne lisent pas? Erreur! Observez plutôt ces camarades vachers qui, après une rude journée de travail, discutent de leurs lectures récentes en sirotant une substance goudronneuse qui évoque vaguement le café.

La rencontre s’ouvre avec le témoignage de Wayne McLaren, un solide gaillard du Nouveau-Mexique, qui a dévoré le dernier Harry Potter en trois jours. Rarement l’a-t-on vu aussi enthousiaste depuis le rodéo d’Albuquerque en 1994. Les aventures du jeune sorcier l’ont charmé: il a ri, il a ragé, il a eu peur.

– J’ai même un peu chialé à la fin, avoue-t-il en crachant un bout de chique dans le feu.

Brad Johnson opine du bonnet – mais Darrell Winfield et David McLean ne partagent pas cet avis. La structure narrative leur a semblé un peu faible, les dialogues moins vifs que dans les opus précédents.

– Harry Potter n’est plus que l’ombre de ce qu’il était, grogne Winfield.

Johnson déclare qu’ils n’ont rien compris du tout. Le ton monte autour du feu. La bagarre éclate lorsque McLaren propose une analyse métasémiotique de l’oeuvre de J.K. Rowling. Le club de lecture se termine avec quelques vigoureux coups de poing suivis d’une joyeuse réconciliation.

L’amitié masculine triomphe toujours.

Cette poignée de virils lecteurs se couche enfin sous un ciel étoilé – mais non sans avoir d’abord désigné au sort celui qui, demain matin, galopera jusqu’à la bibliothèque municipale de Calumet River afin de rapporter les bouquins et payer les amendes.

L’expédition s’annonce longue et périlleuse, même pour un cavalier d’expérience – mais, Dieu merci, le service au volant permet de gagner un gros cinq minutes.