Plus que 48 heures avant la Saint-Jean. Et si nous jasions un peu de littérature nationale?
Je vous propose ça par pure politesse. En fait, le classement des littératures par nationalité m’énerve depuis des années – qu’il soit question de littérature québécoise, afro-cubaine ou post-soviétique.
Il s’agit d’un classement scolaire pratique, normalisé, qui s’accorde en genre et en nombre avec les disciplines voisines: la géographie, l’histoire, la catéchèse. Chez nous, cette pratique trouve écho dans l’insatisfaction chronique qui entoure la question identitaire et, en ce sens, il s’agit d’une manière fondamentalement politique d’organiser le savoir.
Lorsqu’on parle de la littérature québécoise, on se retrouve vite à discuter de darwinisme linguistique, d’humanisme, de particularisme, de diversité culturelle et du vilain Mordecai Richler. On étudiait la spécificité de notre littérature en 1960, on l’étudie toujours en 2007 – et j’ai l’impression qu’en fin de compte le propos n’a guère changé.
Pourquoi ai-je l’impression que ce débat tourne en rond?
Lorsqu’on discute classement et définition, on se retrouve souvent à essayer de caser la réalité dans une boîte trop exiguë.
Tenez, voici un contre-exemple tordu. Supposons que la langue française constitue l’élément historique central de la littérature québécoise. J’éprouve pourtant, en tant que lecteur québécois, un vif agacement à lire les traductions françaises des oeuvres d’Haruki Murakami: elles sont trop parisiennes. Je sursaute à chaque fois que mon regard tombe sur le mot pressing ou drugstore, ou sur des expressions argotiques trop locales.
Pour tout dire, les traductions américaines de Murakami – qu’elles soient d’Alfred Birnbaum ou de Jay Rubin – me semblent plus proches de la compréhension québécoise que les traductions françaises.
Voyez le joli paradoxe: me voilà réduit à lire en anglais afin d’affirmer ma québécitude. Ça ne vous défrise pas un peu le petit saint Jean-Baptiste?
Les systèmes de classement tendent à paralyser la pensée. Pour qui désire conserver une bonne vivacité mentale, il convient de réviser fréquemment sa manière de découper le monde. Là réside d’ailleurs tout l’intérêt des nouvelles technologies: le fameux Web 2.0 – cet amalgame de blogues, de flux RSS et de wikis – n’est rien d’autre qu’un réseau d’information que l’on peut réorganiser à volonté.
Cette ouverture d’esprit tarde cependant à contaminer nos habitudes de lecture. Résultat: le vieux classement des littératures par nationalités continue de faire la loi.
Ne vous méprenez pas sur mes intentions: je ne m’apprête pas à faire l’éloge de la littérature monde – concept éminemment mou, idée délavée entre toutes, catégorie sans forme ni tonus. La littérature monde sent la visite organisée et le guide touristique, le magasin de t-shirts, le souvenir de voyage pittoresque, la saveur du mois. Il s’agit, en somme, d’une variante désossée du classement géographique.
Non, j’aimerais plutôt que l’on procède à des découpages plus ludiques, dans l’esprit de ce bon vieux Georges Perec. Lisez Penser/classer et vous aurez le sentiment que la taxonomie est une science extraordinairement amusante, quoique exercée la plupart du temps par de tristes énergumènes.
On pourrait regrouper les livres, par exemple, en catégories comme OEuvres narrées par un animal à sang froid ou Roman comportant plus de 200 personnages ou bien Ouvrage scandaleux sur la vie domestique.
Certaines de ces catégories potentielles seraient pour ainsi dire naturelles, puisqu’elles correspondent à des pratiques de lectures courantes – tels les Romans à ne pas faire lire à votre mère, les Bouquins que Gabrielle Roy a lu ou aurait aimé lire, les Romans dont le titre provoque des erreurs de classement dans les librairies, les Romans épuisés depuis 20 ans et qu’il faut chercher avec un certain acharnement, ou encore (puisque la saison s’y prête) les Romans à emmener en canot.
Certaines autres catégories, plus obscures, ne sont pas moins intéressantes: Poèmes où l’on parle de John F. Kennedy, Livres dont le titre débute par un Z, Nouvelles où une paire de lunettes joue un rôle essentiel, Roman comportant au moins 50 néologismes truculents ou Romans dont l’intrigue gravite autour de l’analphabétisme.
Évidemment, ça ne servirait guère la Cause Nationale – mais franchement, vous voulez vraiment que la littérature serve à quelque chose?
Allez, bonne Saint-Jean!