On trouve sur Internet des douzaines de bibliothèques numériques, toutes plus épatantes les unes que les autres. Elles offrent des collections multimédias, des logiciels obsolètes, des tablettes en cunéiformes, des séquences d’ADN, des manuscrits célèbres ou des affiches géantes promouvant la cacahouète mésoaméricaine.
Certaines contiennent même des livres.
Parmi ces bibliothèques numériques, nulle n’a davantage défrayé la manchette que Google Book – à un point tel qu’on a pu finir par contracter la vague impression qu’il s’agissait là d’un projet avant-gardiste.
Question piège: À quand remonte la toute première bibliothèque numérique?
Réponse: 1971.
C’est-à-dire quelque 33 ans avant que Google n’annonce sa propre bibliothèque numérique à la foire de Francfort.
Laissez-moi vous narrer cette histoire édifiante. Tout débute lorsque Michael Hart, un étudiant au baccalauréat, se voit offrir un compte d’accès à l’un des ordinateurs de l’Université de l’Illinois. Rappelons, qu’en 1971, les PC ne se vendent pas encore au dépanneur du coin pour le prix d’un sachet de pinottes barbecue, et qu’avoir accès à un puissant Xerox Sigma V constitue alors un privilège rare.
L’engin en question est branché en réseau – une étape primitive d’Internet, en fait – et Hart, qui compte utiliser son précieux temps d’accès pour réaliser un projet d’intérêt public, décide de distribuer gratuitement des textes électroniques.
Le Projet Gutenberg est né.
Hart entreprend aussitôt de numériser la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Il s’attaque ensuite à la Bible (un incontournable), aux oeuvres de William Shakespeare, de Lewis Carroll et de Mark Twain. Du solide, en somme.
L’entreprise est absurde: Hart consacre des heures à saisir des textes au clavier, opiniâtre comme un copiste médiéval, et sans le moindre dessein mercantile. Pire encore, des bénévoles lui prêtent main forte! Il s’agit en somme d’une entreprise utopique et impossible, sortie du crâne d’un universitaire illuminé.
Le Projet Gutenberg offre aujourd’hui quelque 20 000 titres, plus de 100 000 si on inclut les organismes partenaires. Il s’agit de l’un des grands projets communautaires du Web -, mais parions que la plupart d’entre vous n’en avez jamais entendu parler.
Comment diable une telle entreprise a-t-elle pu se retrouver dans l’angle mort?
Essentiellement à cause des piastres, des roupies et des roubles. Google est inscrit au NASDAQ, alors que le Projet Gutenberg repose sur le bénévolat et la philanthropie.
Mais il y a plus.
Le Projet Gutenberg, voyez-vous, repose sur une vision tout ce qu’il y a de plus visionnaire, du genre à très long terme. "Alice au pays des merveilles, la Bible, Shakespeare et le Coran , explique Michael Hart, vivront aussi longtemps que notre civilisation. Ce n’est pas le cas des systèmes d’opération, des programmes ou des formats."
Voilà pourquoi le Projet Gutenberg repose sur le format ASCII – l’équivalent informatique, pour ainsi dire, de la crème glacée à la vanille. Créé durant les années 60, le ASCII est le format universel par excellence: 99,9 % des ordinateurs le comprennent, même le vieux Apple I en plywood de votre grand-père.
Quel est le hic? Le format ASCII n’est pas sexy. Il sent le geek et le bas brun. Il ne clignote, ni ne vibre. Il est noir sur fond blanc, tout nu, sans la moindre mise en page. Pas d’italique, pas de polices de caractères fantaisistes. Il est, autrement dit, austère.
À l’époque où l’on attire les lecteurs avec des photos et de la vidéo, ça ne pardonne pas.
Le ASCII n’exige, en outre, aucune quincaillerie compliquée – or, dieu sait si les gens aiment la quincaillerie, à un point tel d’ailleurs qu’ils se méfient un peu de ce qui n’en nécessite pas.
Ils préféreront naturellement Google Book et son lecteur graphique codé en AJAX, qui contient des livres dans un format joyeusement lourd, offre peu de flexibilité et ne fonctionne pas sur ces cochonneries de vieux ordinateurs au charbon que l’on ferait d’ailleurs mieux d’expédier en République populaire de Chine afin que les petits Chinois les démembrent une bonne fois pour toute.
Google Book a, en somme, une belle tête de vainqueur.