Le campus du Banff Center est éparpillé à flanc de colline, à travers des pins et des épinettes, à l’ombre de cette impossibilité géologique que l’on nomme le mont Randall.
Des douzaines d’artistes de toutes les disciplines se côtoient dans cet endroit qui tient à la fois du monastère, du complexe scientifique et de la réserve faunique. Cette petite communauté carbure essentiellement au café: on en concocte (et consomme) des kilolitres depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Après quelques jours au centre, plus personne ne dort: la veine temporale palpite et bat le rythme jusqu’aux petites heures.
C’est dans cet endroit singulier que le Banff International Literary Translation Center m’a invité à passer la semaine, en compagnie d’une vingtaine de traducteurs d’un peu partout dans le monde.
Instructif séjour, en vérité. Depuis mon arrivée, les échanges quotidiens se déroulent en anglais, français et espagnol, avec des accents latino-américains et anglo-saxons, bulgares, coréens, cris, québécois et norvégiens – ce qui engendre à tout moment un chaos proprement babélien.
Et de quoi discutent les traducteurs en résidence? De lexicologie, de ponctuation, de prosodie polonaise et de métrique castillane, de Don Quichotte et de William Faulkner, et encore de William Faulkner, de sémantique et d’intention, d’onomastique galicienne, de ton, de style, de philologie, des étonnants défis documentaires que pose Moby Dick – et, accessoirement, du plat du jour à la cafétéria.
Même en plein small talk, ils s’arrêtent périodiquement afin d’analyser la façon dont se déroule la discussion. Le cerveau du traducteur n’arrête jamais de travailler puisque tout, dans l’univers, est matière à traduction – depuis les gesticulations de l’interlocuteur jusqu’au goutte à goutte du robinet de la cuisine, en passant par le parcours des nuages sur le flanc de la montagne et les couinements des spermophiles (ces rongeurs paranoïaques qui infestent le campus).
Mais la traduction est bien plus qu’un biais du langage, il s’agit surtout d’une passion centrifuge. Les traducteurs sont l’inverse des bibliophiles: ils s’intéressent aux ramifications invisibles du livre, à tout ce qui déborde du texte – et non simplement au papier.
Les traducteurs souffrent en somme de cette curiosité incontrôlable que l’on appelle humanisme.
Je vous reparlerai plus amplement de traduction dans les prochaines semaines, pas simplement parce qu’il s’agit d’une sous-culture fascinante, mais surtout parce qu’elle synthétise certains des débats littéraires les plus importants de notre époque – en particulier pour des littératures en milieu exigu comme la nôtre.
LE MONDE, MONOTONE ET PETIT
Un bibliophile anonyme vient de se procurer, pour la somme record de 600 000 euros et des miettes, une édition des Fleurs du mal que Baudelaire avait dédicacée à Eugène Delacroix. Les résultats de cette enchère, affirme Sotheby’s dans un communiqué de presse bourré de fautes, prouvent que Baudelaire reste "le plus grand poète du XIXe siècle".
Avez-vous compris, bande de peigne-culs? Il n’est pas question d’argent, mais de poésie!
Les fétichistes peuvent bien faire ce qu’ils veulent dans l’intimité de leur bibliothèque, je m’en bats la paupière. Personnellement, je préfère lire les livres – mais tous les goûts sont dans la nature. Je trouve toutefois obscène que l’on soit prêt à allonger 600 000 euros pour se procurer un bouquin qui, en fin de compte, devrait se trouver dans la collection de la Bibliothèque nationale de France. Avec 600 000 euros, on pourrait fonder une bourse, un prix littéraire, un fonds de secours pour les poètes dans la dèche – que sais-je!
En fait, cette histoire me scandalise bien davantage que les 500 000 livres usagés que la Ville de Longueuil a expédiés au dépotoir en février dernier.
À bien y songer, il s’agit exactement de la même histoire, mais vue sous un autre angle.