Hors champ

Les tabacs disproportionnés

On ne le répétera jamais assez: le succès d'un roman ne dépend pas toujours de la qualité du texte. <p>Avant que vous ne m'épingliez au mur, laissez-moi préciser l'équation: la qualité du texte contribue certes au succès d'un livre, mais une multitude d'autres facteurs entrent en considération – la promotion, le moment de la publication, l'air du temps, l'actualité du moment, la notoriété de l'auteur et l'âge du capitaine – de telle sorte que, au bout du compte, la qualité du texte peut parfois s'avérer secondaire.<p>Cela explique plusieurs cas de figure: les livres extraordinaires qui passent sous le tapis, les livres que personne n'a lus et dont pourtant tout le monde parle, et les romans honnêtes qui font des tabacs disproportionnés.<p>Prenons le cas <i>Harry Potter</i>.<p>J'entends déjà toutes sortes de protestations. Précisons d'emblée que je n'appartiens ni aux admirateurs de J. K. Rowling, ni à ses détracteurs. L'ampleur du phénomène m'agace et m'émerveille à la fois, mais je ne snobe pas les bouquins de l'écrivaine britannique. <p>J'en ai même lu deux ou trois, et j'en garde un bon souvenir. <p>Le récit obéit à des codes narratifs conventionnels, mais bien maîtrisés. L'écriture n'a rien de flamboyant, évidemment, mais on se couvrirait de ridicule en cherchant à comparer J. K. Rowling et William Faulkner. La proposition de base, quant à elle, n'est pas spécialement originale – on a lu mille fois ce genre de transposition du fantastique dans un cadre familier -, mais on aurait tort d'en faire reproche à Rowling, puisque 99,99 % de ce qui se publie tient de la redite.<p>Mais qu'est-ce qui fait donc courir ces dizaines de millions de lecteurs?<p>S'il n'existe aucune réponse simple à cette question, on peut au moins formuler une certitude: <i>Harry Potter</i> est propulsé par la même dynamique communautaire que les grandes séries télévisées comme <i>Six Feet Under</i> ou <i>Lost</i>. Les gens aiment suivre les épisodes, mais ils apprécient presque autant la discussion du lendemain matin autour de la machine à café. <p>Ce sont des phénomènes de place publique: chaque épisode se prolonge dans la discussion, tisse un réseau social – pas très différent, en fin de compte, des sites de réseautage, forums, <i>blogrolls</i> et autres <i>Facebook</i> qui pullulent en ce moment sur Internet. <p>Tout cela engendre une notoriété tenace et autosuffisante: après un moment, elle s'alimente toute seule. <p>Tenez, voici un exemple concret. Ma sociologue préférée, qui s'est procuré le dernier <i>Potter</i> dès sa sortie, le traînait partout afin de le dévorer par petits bouts. Trois jours après, elle revenait chez nous en fulminant: impossible de lire en paix dans un lieu public.<p>- Dès que les gens voient la couverture du livre, m'expliqua-t-elle, ils viennent m'imposer leur opinion sur la fin de la série.<p>Règle numéro 1: lorsqu'on achète un <i>Harry Potter</i>, on met de facto le pied dans le plus grand club de lecture de l'histoire de l'humanité. Le but est d'en parler à tout prix – parler de l'histoire, des personnages, des ventes à perte, de la fortune de J. K. Rowling.<p>Impossible de se défiler, à moins de lire enfermé dans le placard.<p>Cela dit, j'ai trouvé une solution sournoise mais diablement efficace. La mouture <i>hardcover</i> d'<i>Harry Potter</i> est recouverte d'une jaquette. Suffit de la remplacer par une jaquette que vous aurez pêchée dans votre bibliothèque – et hop, passez muscade! Désormais, mon asociale sociologue lit <i>Un désir fou de danser</i>, d'Elie Wiesel. <p>Ô surprise, personne ne cherche à lui en parler.<p><b>LE FUTUR</b><p>Cette histoire de réseau social me rappelle un truc.<p>Pendant les vacances, je préparais une chronique d'anticipation. Il s'agissait de spéculer sur l'avenir de la littérature au Québec. Je vous épargne mes prédictions – sauf une: on assistera à la disparition du métier de critique. <p>Dans 15 ans, les journalistes culturels couvriront l'actualité et feront, à la rigueur, des suggestions de lectures plus pointues. La critique des livres courants sera tout simplement "crowdsourcée": on se contentera de publier une sélection de commentaires soumis par les internautes. Les cahiers <i>Lecture</i> deviendront de vastes vox pop. Ça coûte moins cher, et puis les gens aiment bien se fier à l'opinion de Monsieur et Madame Tout-le-monde.<p>Le phénomène <i>Potter</i> est, en ce sens, une simulation de notre futur.