Hors champ

Quarante jours dans la peau d’un monomane

Il existe deux catégories de lecteurs: les collectionneurs et les échantillonneurs.

Les collectionneurs, lorsqu’ils aiment un écrivain, entreprennent aussitôt d’épuiser sa bibliographie. Ils lisent tout ce que peut leur fournir le libraire du coin, mais également les oeuvres non traduites, les titres épuisés, les bouquins de jeunesse, les introuvables, les inédits. Ils chassent les miettes, les textes épars et les vieilles entrevues, ne dédaignent pas les biographies, les monographies et les éditions critiques.

L’échantillonneur, au contraire, lit quelques livres d’un auteur, se considère satisfait et passe à autre chose.

Je ne crois pas me tromper en avançant que les échantillonneurs constituent l’écrasante majorité des lecteurs, aussi pourrions-nous trouver des milliers de raisons pour expliquer ce comportement, à commencer par l’infinie diversité du paysage littéraire, depuis l’Épopée de Gilgamesh jusqu’au dernier Haruki Murakami – situation qui ne s’arrange d’ailleurs pas d’une rentrée à l’autre.

"La chair est brève", semble affirmer l’échantillonneur, "et j’ai lu trop peu de livres".

Je croyais appartenir à cette catégorie de butineurs – mais se connaît-on jamais? Voilà plusieurs semaines que je me comporte comme un collectionneur.

Tout a commencé à la mort de Kurt Vonnegut, en avril dernier. J’avais déjà lu trois de ses bouquins et, en bon échantillonneur, me considérais repu. Or, inspiré par d’avides lecteurs en deuil – notamment un cinéaste et un ingénieur en informatique -, j’ai décidé de me procurer trois ou quatre Vonnegut supplémentaires afin de parfaire mes connaissances.

J’ai été littéralement aspiré.

Voilà plusieurs semaines que je n’ai plus touché aux douzaines de livres-à-lire qui s’empilent (et s’empoussièrent) dans tous les coins de l’appartement. Presque tout mon maigre temps de lecture estival a été consacré à Vonnegut.

J’ai souvent résisté à la tentation de lire l’oeuvre intégral d’un auteur, par crainte d’être déçu.

Découvrir un auteur, c’est s’immerger dans une manière de penser le langage et le monde. Le choc de la découverte est parfois si grand qu’aucune lecture ultérieure n’arrive à le reproduire. On s’attaque au reste de l’oeuvre dans l’espoir de ressentir à nouveau l’ivresse initiale, en vain: on découvre rarement un auteur pour la seconde fois. Tout au mieux tombe-t-on sur un écrivain qui multiplie les approches. Calvino et Perec appartiennent à ces auteurs aussi rares que protéiformes: on traverse leur oeuvre sans parvenir à deviner la substance et la manière du prochain ouvrage.

Vonnegut est tout le contraire. D’un roman à l’autre, on reconnaît son humour, son propos, ses tics, ses procédés. Certains personnages reviennent sans cesse – dont Kurt Vonnegut lui-même, ainsi que Kilgore Trout, cet auteur de science-fiction aussi génial que minable. Le lecteur avance en terrain connu.

Après un mois de monomanie, je ne comprends toujours pas ce qui motive les collectionneurs. Il ne s’agit pas d’être inconditionnel: après tout, certains livres de Vonnegut m’ont déçu. Il ne s’agit pas non plus de curiosité: la mécanique précise de ses romans m’émerveille toujours, mais ne me surprend plus.

En fait, son regard est devenu si familier, si quotidien qu’il a contaminé mon propre regard. À l’heure des nouvelles, le vieux Kurt se tient debout, juste derrière moi. Je l’entends qui frotte sa moustache. De temps en temps, il soupire.

ÇA N’ARRIVERAIT JAMAIS AVEC DURAS

Je lisais Jailbird sur la ligne bleue, vendredi soir dernier. Un drôle d’individu somnolait sur le banc d’en face, une tuque difforme sur la tête. Réveillé par un cahot, il s’est frotté les yeux, a regardé autour de lui et s’est sonorement mouché. Puis, il a plié son mouchoir avec soin et a tapé sur mon genou avec son index.

– Tu lis Kurt Vonnegut?

J’ai acquiescé, un peu décontenancé. (La couverture du livre était repliée vers l’arrière, de telle sorte qu’on ne pouvait voir le nom de l’auteur.)

– C’est vraiment super, Vonnegut. Personne connaît ça, ici. Faut voir le film Abattoir 5. C’est pas jeune, mais tu vas trouver ça à la Boîte Noire. Et puis tu liras aussi le Français, là, comment il s’appelle déjà? Céline! Le bonhomme était obsédé par les Chinois, mais il était génial pour le stream of consciousness.

Je me suis demandé si le type était collectionneur ou échantillonneur. Trop tard pour vérifier: le métro arrivait à ma station.