Hors champ

Bovarysme dans la baignoire

Nombreux sommes-nous à pratiquer certaines activités qui nous rebutent, pour le simple plaisir de contempler notre reflet dans un miroir imaginaire. L’idée de l’activité, son branding, nous plaît souvent davantage que l’activité en soi.

Ainsi en va-t-il de ces gens qui s’adonnent au golf ou à l’équitation afin d’appartenir à leur classe sociale. Ou de ceux qui font du pouce pour imiter Kerouac, mais qui en réalité s’emmerdent royalement sur le bord de la route. Ou alors de nombreux abonnés au gymnase du coin.

Bienvenue dans la modernité.

Je baptiserais bien le phénomène, mais il existe déjà un mot qui l’exprime assez bien: il s’agit en effet d’une variété atténuée de bovarysme.

Notez bien que j’observe tout ça sans juger: je suis premier abonné à ce genre de comportement irrationnel.

Prenez par exemple la lecture dans le bain.

J’aime lire. J’aime mariner dans un bain chaud. Résultat: il m’arrive fréquemment de m’installer dans la baignoire avec un roman. Quel est le problème? Je déteste lire au bain.

D’abord, le livre compte parmi les objets les moins adaptés à la baignoire – à l’exception de ces Binou plastifiés et insubmersibles qui réjouissent les enfants d’âge préscolaire. Le lecteur aguerri n’y trouve toutefois pas son bonheur. Doit-on rappeler que La Recherche du temps perdu n’existe pas en format imperméable? (Vu l’épaisseur des pages, ce serait une édition en 1 200 volumes dont l’entreposage nécessiterait une pièce complète.)

Il faut donc se rabattre sur l’édition traditionnelle qui, au bain, boursoufle et gondole. Les pages collent les unes aux autres, ce qui rend leur manipulation exaspérante. Et lorsqu’il réintègre enfin sa tablette, le bouquin humecté développe mille moisissures qu’il transmet à ses voisins.

Ensuite, la chaleur me déconcentre. Rien à faire: au bain, une moyenne de 20 p/h (pages à l’heure) dégringole à 5 p/h. Plutôt que d’avancer gaiement d’un chapitre à l’autre, mon esprit s’embourbe. Je ne profite ni de ma lecture, ni de mon eau chaude. Je préfère plutôt rêvasser dans la vapeur. Il s’agit d’ailleurs du meilleur moyen pour résoudre des problèmes complexes. Si Archimède avait bouquiné au bain, nous serions aujourd’hui privés du théorème qui décrit le comportement gravitationnel des corps plongés dans un fluide.

Bref, bain et lecture m’apparaissent profondément incompatibles.

Pourtant, je persiste à lire dans la baignoire – précisément parce que l’idée de lire dans la baignoire me plaît. Il s’agit d’une pathologie aquatique, absurde et sans espoir.

TOUT CORPS PLONGE DANS UN FLUIDE

Je lisais donc Breakfast of Champions plongé dans ma baignoire lorsque, voulant simultanément ouvrir le robinet d’eau chaude avec mon pied droit et vider mon oreille gauche, j’ai totalement immergé mon bouquin sous l’eau.

Panique, consternation, humidité!

Le célèbre roman de Vonnegut était désormais illisible, gorgé d’eau chaude comme une éponge. Comment pourrais-je ajourner ma lecture? Comment allais-je survivre jusqu’au coucher du soleil sans savoir ce qui advenait au légendaire Kilgore Trout, en route vers Midland City!?

Il fallait agir sans tarder. J’ai tamponné le bouquin avec une serviette, mais ça ne suffisait pas. J’ai jailli de la baignoire et me suis rué dans la cuisine afin de mettre le livre au four à micro-ondes – 45 secondes à puissance maximale.

Le livre est ressorti du four en crépitant, mais aussi trempé que devant.

J’ai tenté de garder la tête froide. Puisque la science ne m’était d’aucun secours (ah, ce bon vieux Kurt se serait payé ma tête), je me suis tourné vers les technologies traditionnelles: j’ai installé le bouquin dans le four, les pages en éventail, et j’ai réglé le thermostat à 350°C.

Puis, je suis allé me sécher et m’habiller (car j’étais, pendant tout ce temps, tel qu’en ma baignoire).

Un quart d’heure plus tard, j’ai défourné le bouquin. Catastrophe! Non seulement le papier n’avait-il pas séché, mais la chaleur avait fait fondre la reliure! Les pages se détachaient par pleines poignées, les chapitres s’éparpillaient sur le plancher de la cuisine.

Qu’on se le tienne pour dit: la baignoire est un endroit dangereux.