Mercredi dernier, aller-retour éclair (et peu raisonnable) dans le Bas-du-Fleuve. Partis à 4 heures du matin, mon frère et moi avons fait cette joyeuse promenade de 1000 km sans trop traîner, pour des raisons que l’on découvrira dans quelques lignes.
J’ajoute, pour la (très) petite histoire, qu’il m’a été donné, à cette occasion, de pisser dans une calvette de Lévis à une heure du matin, dans la lueur tangerine de l’autoroute 20, cependant que par le hublot de la fourgonnette, Jack Kerouac et Fernand Séguin discutaient de la Beat Generation – cause essentielle, à n’en pas douter, des deux jours de fièvre qui s’ensuivirent.
Ah! avoir 25 ans à nouveau…
Cette virée devait être l’occasion d’un grand événement que j’anticipais depuis dix ans: le rapatriement général de ma Bibliothèque.
Laissez-moi vous narrer ça… Lorsque, en 1997, j’ai quitté l’université pour aller apprendre l’espagnol au Guatemala, mes parents ont accepté d’entreposer mon futon, ma poignée de fourchettes et mes 20 boîtes de bouquins. Ces livres, achetés dans diverses bouquineries de l’Est de la province, couvraient un mur du sous-sol du bungalow familial comme autant de trophées, de joies, d’invitations à l’écriture.
Les années passèrent, j’allais et venais entre les villes, plus souvent à l’étranger qu’au pays, et jamais l’occasion ne se présentait de reprendre possession de ma Bibliothèque. Je déménageais tous les six mois et une demi-tonne de livres représentait surtout un problème logistique. Je me contentais donc d’en rêver.
Avec le temps, ma Bibliothèque a pris de la poussière et de la majuscule, comme ces boîtes de souvenirs longtemps abandonnées au grenier. Faute de la côtoyer au quotidien, je me faisais d’Elle une image plus grande que nature. Elle figurait désormais telle la clef de voûte de ma petite histoire, une collection surnaturelle et irradiante.
Lorsque je me suis sédentarisé, vers 2003, j’ai aussitôt pensé rapatrier ma Bibliothèque. Je m’imaginais louer un puissant diésel et descendre au pays ancestral pour en rapporter une pesante cargaison de bouquins précieux. Il me faudrait bâtir des bibliothèques sur mesure, peut-être même renforcer le plancher afin d’éviter que le poids des bouquins ne provoque l’affaissement de la structure.
Ce serait une translation monumentale et grandiose.
La situation s’était néanmoins dégradée entre ma Bibliothèque et moi. Son contenu demeurait inchangé – il s’agit d’une caractéristique reconnue des bibliothèques -, mais mon compteur avait pris un sacré kilométrage. Plusieurs bouquins me laissaient désormais indifférent, et plusieurs autres se trouvaient déjà parmi les livres de la sociologue que depuis peu je préférais.
J’ai donc sans remords élagué le tiers des titres. Puis, poussiéreux et satisfait, j’ai déclaré que le déménagement final était imminent.
Trois ans ont passé.
La semaine dernière, mon frère m’a finalement proposé d’organiser un raid dans notre bled natal afin d’y récupérer quelques meubles que nous avions encore là-bas. J’ai tout de suite accepté: puisque nous allions louer une grosse fourgonnette américaine, ce serait l’occasion idéale de m’occuper du Dossier Bibliothèque. Dix ans s’étaient écoulés depuis son entreposage dans le Bas-du-Fleuve, il était temps de conclure ce chapitre de ma vie.
Aussitôt débarqué chez nos parents, j’ai entrepris d’emballer les livres – mais une nouvelle surprise m’attendait: une distance supplémentaire s’était creusée entre ma Bibliothèque et moi. Le premier élagage, sans doute, avait endommagé l’horlogerie délicate de notre relation. Nous nous observions désormais comme deux étrangers dans un parloir de pénitencier.
J’aurais volontiers bazardé un nouveau tiers de ma Bibliothèque, mais le temps manquait. J’ai reporté l’ablation et me suis contenté d’emballer les bouquins les plus urgents, ceux qui formaient le nucléus d’une bibliothèque naguère bien fournie.
Jorge Luis Borges, Georges Perec, le docteur Ferron, Gabrielle Roy, Berthelot Brunet et une poignée de Charlie Brown en format paperback.
Voilà tout ce qui reste, après dix ans de ressac: deux petites boîtes.
ÇA COMMENCE COMME ÇA
Depuis ma dernière chronique, j’ai repositionné mon bureau face à la fenêtre. Entre deux paragraphes, il m’arrive de jeter un coup d’oeil plongeant sur le trottoir – et je vous jure, nom de Dieu, que je viens d’y voir passer Kurt Vonnegut!
Il portait un habit de tweed gris pâle. Il paraissait en assez bonne forme.