Hors champ

La dérive du produit

Je m'étais juré de ne pas en parler. Rien que de m'imaginer en train d'écrire là-dessus, il me vient comme une pesanteur, juste là, dans le coin du plexus solaire. Un cocktail de fatigue et de découragement.

Cette impression me frappe habituellement lorsque j'écoute la télé. Pendant les pauses publicitaires. L'éprouvez-vous aussi, cette impression très nette que la Bêtise est en train de gagner la guerre?

Bref, je m'étais juré de ne pas en parler – mais plus moyen de mettre le pied dans une librairie, d'ouvrir un journal sans que ça me saute au visage, alors je ferai un Rudyard Kipling de moi-même.

Tout le monde a remarqué, depuis quelques années, que les romans adaptés au cinéma sont réédités avec une photo du film en couverture.

La pratique fait sourciller. Elle suggère insidieusement que l'original est à la remorque de son adaptation. Pire encore, cela fait du livre un simple produit dérivé du film. Pour une forme d'expression qui remonte à plusieurs milliers d'années, il y a de quoi tiquer.

Jusqu'à présent, j'avais ravalé ma grogne. Après tout, sur le plan strictement financier, il n'est pas faux de prétendre que le livre est désormais subordonné au cinéma. Simple question de gros sous, on serait naïf d'en faire une croisade.

(Soit dit en passant, je m'émerveille parfois que Cervantès ait écrit Don Quichotte plusieurs siècles avant l'apparition du capitalisme moderne. Quelle oeuvre d'anticipation, mes amis!)

J'avais ravalé ma grogne, disais-je donc, persuadé qu'il fallait choisir ses batailles avec soin – mais je dois aujourd'hui sortir de ma réserve. Pourquoi donc? À cause de l'exaspérante réédition du livre de Roméo Dallaire, J'ai serré la main du diable.

Vous vous souvenez de la couverture originale? Il s'agissait d'un gros plan du général, les sourcils froncés, le regard perçant, le béret calé sur la tête. Simple et efficace.

La réédition? Il s'agit exactement de la même couverture. Même gros plan, même sourcils froncés, même béret. Petit détail: il ne s'agit plus du général Dallaire mais de Roy Dupuis déguisé en général Dallaire.

Attendez un peu que je tente de saisir l'idée: le lecteur est censé reconnaître À LA FOIS Roy Dupuis ET Roméo Dallaire? L'éditeur a-t-il songé que le visage du général n'était plus assez intense? Plus assez médiatique? Ou alors que le lecteur québécois moyen connaissait mieux Roy Dupuis que le génocide rwandais?

L'affaire est d'autant plus exaspérante que – nom de Dieu! – il n'est pas question d'une oeuvre de fiction mais d'un témoignage autobiographique.

Le ridicule ne tue pas, mais on aimerait bien qu'il cause un petit fiasco commercial de temps en temps.

LA VACUITÉ

Parlant de produits dérivés, c'est au tour des Royaumes du Nord, la fameuse trilogie du Britannique Philip Pullman, de passer au grand écran. Les bobines circuleront à partir du début décembre, juste à temps pour Noël – un scénario connu.

Dans le genre récit d'aventures, Pullman a réussi une trilogie exceptionnelle, baroque, troublante. Le dosage n'est pas sans évoquer Tolkien – c'est-à-dire que l'on hésite souvent à déterminer s'il s'agit d'un livre pour les adolescents ou pour les adultes.

La perspective d'une version cinématographique me fait craindre le pire.

Alors que les livres peuvent aisément s'adresser à plusieurs lectorats à la fois, les films se prêtent généralement assez mal à l'exercice. Le cinéma populaire contemporain nous a habitués à des oeuvres très découpées, réalisées pour des auditoires bien définis. Les films indécis, ou qui ciblent volontairement un très vaste public, sont rarement convaincants.

Alors que se passera-t-il avec l'adaptation des Royaumes du Nord? Je l'ignore – et je suis déchiré. Une moitié de moi se demande comment les artisans numériques auront rendu le fameux ours guerrier Iorek Byrnison. L'autre moitié craint de se retrouver devant un autre de ces scénarios brouillons, congestionnés, où l'on tente de tout caser au détriment de l'histoire.

Je m'imagine déjà, fin décembre, à la sortie du cinéma. Il tombera une fine neige sur Montréal et, en chemin vers le métro, je me demanderai ce qu'il est advenu de l'effervescence, de la fébrilité qui m'envahissaient après la lecture des romans de Pullman.

Il n'en restera rien. Comme après tant de films, tant d'adaptations, je ne garderai qu'une désagréable impression de vacuité. Juste là, dans le coin du plexus solaire.