Certaines semaines semblent arrangées avec le gars des vues: au moment où je préparais cette chronique sur Mordecai Richler, on m’a invité à participer à une table ronde sur l’enfant terrible de la rue Saint-Urbain, en compagnie de Robert Lévesque et Pierre Nepveu.
Je me sentais – comment dire? – un peu dépassé par la situation, aussi me suis-je précipité à la bibliothèque afin d’emprunter quelques bouquins de Richler que je n’avais pas encore lus. Je n’y apprendrais sans doute rien de neuf, mais au moins je me calmerais un peu.
Je suis donc revenu de la bibliothèque avec Oh Canada Oh Quebec – l’opus maudit de Richler, le bouquin qui a sans doute achevé de noircir sa réputation. Surprise: le livre était constellé, de la première à la dernière page, de fines retouches de correcteur liquide. Des centaines de petites taches blanches dans les marges, entre les lignes, au bas des pages.
Sous le correcteur, en observant à contre-jour, on découvrait les commentaires rageurs griffonnés par un justicier du stylo Bic. Oh, misère…
Il semble difficile – sinon impossible – de parler de Richler sans d’abord s’excuser, expliquer, mettre en contexte. Vieille guerre entre Richler et les Québécois-pure-laine? Détrompez-vous. Richler n’était pas plus francophobe que vous et moi. Il méprisait simplement tous les nationalismes, peu importe leur couleur. Rappelons qu’il n’était guère plus apprécié dans le ROC ou parmi les sionistes, qui goûtèrent eux aussi à sa médecine.
Apportons néanmoins une importante nuance: les anglophones se sont donné la peine de lire Mordecai Richler. La personnalité publique disparue, il leur reste un écrivain brillant.
Au Québec, nous avons tout bonnement évacué le romancier avec l’eau du bain.
DIABLEMENT PLUS NUANCE
Mais revenons à nos moutons: il est en effet question de la publication, aux Éditions du Boréal, d’un recueil d’essais de Mordecai Richler judicieusement intitulé Un certain sens du ridicule.
Précisons d’abord que ces textes ne sont pas des essais au sens scolaire du terme. Richler s’y révèle plutôt tel un essayiste en bras de chemises. En fait, il lui arrive même de porter une robe de chambre puisqu’Un certain sens du ridicule reproduit un extrait de journal personnel – réel ou fictif, on ne saurait le dire.
Dans tous les cas, on sent une très légère négligence, élégamment contrôlée. Richler souhaitait écrire au moins un livre qui lui survive, mais il n’entretenait sans doute aucune illusion sur les textes qu’il publiait dans les revues – et qu’il désignait d’ailleurs par le mot "scribbling".
On s’interroge donc: extraits de leur contexte, ces papiers alimentaires tiennent-ils la route?
Oui, tout à fait. Il aurait cependant été instructif d’indiquer le contexte original de publication: nous aurions pu nous amuser à comparer les papiers qu’il écrivait pour Playboy et ceux qu’il publiait dans le New York Review of Books. Privé de cette information, le lecteur en est réduit à spéculer.
Ceux qui connaissent (et apprécient) un tant soit peu l’oeuvre de Richler parcourront ce recueil avec plaisir, mais sans grande surprise. Les néophytes, en revanche, découvriront un portrait complet de l’auteur, nullement expurgé de références politiques, mais diablement plus nuancé que l’habituel portrait sulfureux.
Dès les premiers textes, nous sommes en présence d’un écrivain en parfaite maîtrise de ses outils: excellent conteur, souvent satyrique, caustique à l’occasion, porté sur l’autodérision, mais surtout un pince-sans-rire qui pratique volontiers l’humour au second degré – exercice dangereux entre tous.
La plupart des textes révèlent un observateur érudit. Trop souvent réduit à son rôle de commentateur politique, on oublie à quel point Richler savait braquer un oeil acéré sur ses contemporains. Ses textes foisonnent de personnages étonnants, décrits avec une justesse troublante.
J’ai un faible, en ce qui me concerne, pour le Richler des années tardives – mélancolique, voire nostalgique, et capable surtout d’une grande tendresse. On ne peut s’empêcher d’esquisser un parallèle avec Barney Panofsky, le scandaleux héros de Barney’s Version. Richler s’est maintes fois défendu d’avoir commis une autobiographie, et pourtant il perce, chez ces deux personnages mal-aimés, la même délicatesse, la même droiture, et de grands élans de générosité.
Voilà le Mordecai Richler dont il faut célébrer la mémoire.
Mordecai Richler, Un certain sens du ridicule, textes sélectionnés par Nadine Bismuth et traduits par Dominique Fortier, Éditions du Boréal, 2007.