Hors champ

Jim Flaherty à l’école des apprentis sorciers

Le ministre canadien des Finances, Jim Flaherty, se plaignait la semaine dernière d’avoir payé le dernier Harry Potter 20 % plus cher dans une librairie d’Ottawa que dans une librairie de Washington, D.C.

Diane Brisebois, présidente du Conseil canadien du commerce de détail, contre-attaquait aussitôt: elle se désolait que le ministre n’ait pas mieux cherché. Il aurait en effet trouvé le bouquin à meilleur prix chez certains marchands – par exemple Costco ou Amazon.ca.

Voilà le ministre Flaherty aux prises avec un amusant paradoxe: défendre le libre marché et admettre qu’il s’est fait fourrer, ou bien promouvoir une politique du prix unique.

J’aimerais pour ma part rappeler que le coût d’un livre ne dépend pas uniquement du libraire: le distributeur empoche une part non négligeable du prix de vente. On ne peut donc tenir le détaillant pour seul responsable d’une disparité des prix.

J’entends des protestations: le libraire n’a qu’à faire pression sur les distributeurs et le marché se rééquilibrera par lui-même!

Pardon? Faire pression sur le distributeur? Quelle librairie de quartier peut faire pression alors que les gros détaillants vendent Harry Potter à rabais, voire à perte? Restons sérieux.

Mais n’allez pas croire que le distributeur est le grand méchant loup de l’affaire. La réalité est bien plus complexe.

Rappelons que notre économie ne se compose pas seulement de produits instantanés. Au cas où monsieur Flaherty l’ignorerait, tous les livres ne sont pas désintégrés trois mois après leur parution – et on ne peut honnêtement exiger les mêmes ajustements de prix pour un roman datant de janvier 2006 (le dollar canadien cotait alors 0,86 $ US) que pour un Harry Potter imprimé cet automne. Où tracer la ligne?

Par ailleurs, on comprend que les fluctuations du huard exercent une influence considérable sur le prix des livres importés ou achetés sur le Web – mais en ce qui concerne un Harry Potter imprimé, distribué et vendu au Canada, les coûts de production n’ont guère varié au cours des dernières années. Notre dollar a monté, certes, mais les loyers commerciaux n’ont pas baissé. L’électricité ne coûte pas moins cher, ni l’essence, ni le papier, et les salaires sont restés les mêmes.

Alors nos librairies de quartier devraient se serrer la ceinture parce que le dollar canadien se porte bien?

On se croirait dans une république de bananes.

UN PRIX POUR LES CONTRÔLER TOUS

Les apprentis sorciers de la nouvelle économie se porteront à la défense de monsieur le ministre: le libre marché fait l’affaire de tout le monde, à commencer par les clients.

Pas si sûr.

Dans le sondage national Lecture et achat de livres pour la détente (Patrimoine Canada, 2005), seulement 15 % des répondants affirmaient qu’un rabais les incitait souvent à se procurer un livre, et 43 % disaient ne jamais s’en soucier. Le lecteur, en somme, ne s’intéresse que très moyennement au coût du livre.

Alors pourquoi ce débat sur le prix est-il si important? Pourquoi faudrait-il instaurer un prix unique plutôt que d’abandonner le marché à lui-même?

Pour aider le commerce spécialisé, nom de Dieu! Pour encourager les librairies de proximité, les librairies qui n’offrent pas seulement des palettes de best-sellers, les librairies où vous pouvez parler à quelqu’un.

J’entends fulminer les conservateurs: il faudrait donc donner un avantage artificiel aux libraires?

Répétons-le encore une fois pour les cancres: pour préserver la vitalité et l’indépendance d’une culture, il importe de préserver la variété des lieux de commerce. Pour ce faire, il faut notamment lutter contre le dumping.

Lors de mon dernier passage en France, j’ai pu rencontrer une quinzaine de libraires indépendants. Interrogés sur le prix unique, ils étaient unanimes: la loi Lang leur avait sauvé la mise.

D’ailleurs, pratiquement tout le monde comprend ça dans le milieu.

Le Comité sur les pratiques commerciales dans le domaine du livre recommandait en l’an 2000 l’instauration d’une réglementation du prix unique. Or, qui siégeait à ce comité? Des écrivains (UNEQ), mais aussi des éditeurs (ANEL), des libraires indépendants (ALQ) et des distributeurs (ADELF).

Il ne manquait que le concierge. Il aurait sans doute été d’accord lui aussi.