Hors champ

Relire/éliminer

Au moment où je tape ces lignes, on annonce que le Goncourt 2007 sera remis à Gilles Leroy pour son roman Alabama Song.

À la maison, nous sommes encore occupés à lire le Goncourt de l'an dernier. S'agit-il d'une prise de position philosophique ou plus simplement d'une incapacité chronique à suivre l'actualité? Psychanalystes à dix sous, prière de vous abstenir.

En fait, ces temps-ci, je m'intéresse moins au Goncourt qu'à une tâche domestique complexe. J'ai en effet décidé de munir notre toilette d'une bibliothèque. La tablette est déjà installée, elle permettra de caser tout au plus une quinzaine de bouquins. Le choix s'annonce ardu.

Que lit-on sur la toilette?

Les petits malins diront que la grande question, passé 30 ans, est plutôt de déterminer ce qu'on ne lira pas (le dernier Goncourt, par exemple). Dès que l'on commence à percevoir les limites de l'existence, la construction d'une bibliothèque idéale s'effectue non plus par addition, mais plutôt par élimination. On largue du lest.

La toilette échappe néanmoins à cette logique – car, maintenant que j'y pense, il s'agit moins d'un lieu de lecture (comme le futon ou le fauteuil) que d'un lieu de relecture, un endroit où l'on fragmente des textes déjà connus.

La question est donc: que relit-on sur la toilette?

Je choisis tout d'abord Penser/Classer, un recueil d'essais posthumes où Georges Perec traite de la difficulté de sélectionner et classer les ouvrages d'une bibliothèque. Incidemment, il se penche sur la lecture aux toilettes. Double mise en abyme: l'ouvrage s'impose. Dans la foulée, j'ajoute La Vie: mode d'emploi, roman pluriel que Perec classait dans la catégorie des "livres que l'on dévore à plat ventre sur son lit", mais qu'il est tout à fait possible de relire assis sur la porcelaine.

Je mets ensuite deux bouquins de Jorge Luis Borges, histoire de bien représenter les classiques, puis la Trilogie tropicale de Raphaël Confiant et Vacuum de Christian Mistral. À tout hasard, j'y joins le dictionnaire Kazhar (édition androgyne). Il s'agit d'une expérience: je n'ai jamais réussi à le lire en ligne droite, je me demande si j'y parviendrai en zigzag. Puis, je pigmente la tablette avec un peu de poésie: Patrice Desbiens, Geneviève Desrosiers et Richard Brautigan.

J'ajouterais bien quelques-uns de mes vieux Peanuts, mais je les soupçonne d'héberger des moisissures. Ils resteront donc dans l'atmosphère contrôlée de mon bureau. À la place, je case une monographie sur Hokusai Katsushika. Rien ne vaut Les 36 vues du mont Fuji pour élever l'esprit pendant les basses besognes.

Je rajoute enfin le catalogue IKEA, pour ceux que ça intéresse. Précisons que la mouture 2007 consacre 11 pages aux salles de bain, mais qu'on ne trouve aucune bibliothèque dans ces bécosses immaculées, pas le moindre petit bouquin.

Pourquoi ai-je l'impression que, dans le microcosme IKEA, on ne lit pas davantage qu'on élimine?

HB

Sur mon bureau se trouvent deux énormes pots remplis de crayons dont aucun ne fonctionne – pannes sèches, mécanismes défectueux et autres pointes abîmées. Même situation dans le vide-poche de la salle de séjour. Allez savoir ce qui se passe avec les crayons dans cette baraque.

C'est en cherchant un stylo que, mercredi dernier, j'ai fait une grande découverte: ma sociologue préférée conservait, caché dans un boîtier de porto, une cinquantaine de crayons à mine de plomb flambant neufs. Le modèle classique, avec fût hexagonal orange, gomme à effacer rose et mine HB – comme au début des années 80.

J'ai écrasé une larme de nostalgie et j'ai piqué une douzaine de crayons.

Depuis, je redécouvre le plaisir d'aiguiser une mine parfaite, le glissement feutré du graphite sur la feuille. La mine de crayon pulvérisé est, paraît-il, un excellent lubrifiant pour les serrures grippées – une métaphore de l'écriture qui en vaut bien une autre.

Savourez l'ironie: le centre de mon bureau est occupé par un ordinateur personnel, fruit du travail de centaines de milliers de spécialistes, de plusieurs siècles de mathématique et de physique, dont la puissance équivaut à près de 16 000 Commodore 64 – et me voilà émerveillé par un simple crayon à mine.

S'agit-il d'une prise de position philosophique ou d'une incapacité chronique à accepter le passage du temps? Psychanalystes à dix sous, prière de vous abstenir.