Hors champ

Le lecteur/client

Le livre électronique me lassait. Maintenant, il m'effraie un peu.

Pour ceux qui ne seraient pas au courant, Amazon vient de lancer le Kindle, un appareil destiné à lire divers textes électroniques: livres, périodiques et autres blogues.

Plusieurs appareils semblables ont été lancés au cours des dernières années. Sur le plan matériel, le Kindle ne se distingue guère des concurrents: il n'est pas significativement plus puissant, plus pratique ou plus ergonomique que ses prédécesseurs. Il ne révolutionne rien. Il est moche.

Pourtant, le Kindle a reçu davantage d'attention médiatique que l'ensemble des autres lecteurs électroniques – incluant le Sony Reader lancé l'an dernier. À ce train-là, Amazon menace de damer le pion à tout le monde.

Qu'est-ce à dire?

Chaque fois qu'on a lancé un lecteur électronique, des gens soulevaient (non sans pertinence) la question du texte: où allait-on trouver du contenu pour remplir ce révolutionnaire contenant? Faudrait-il numériser les livres soi-même, page par page?

La question du contenu est cruciale. On a parfois accusé la technologie de n'être pas au point. Foutaise! Nous prisons les dpi, les téraoctets et les gigahertz, mais en réalité, la machine a toujours été le maillon faible de l'affaire. Sans contenu, l'ordinateur portable dernier cri est tout juste bon à caler une table bancale – à tel titre que, pendant des années, l'homme le plus riche au monde était précisément un producteur de contenu. Il s'appelait Bill Gates.

L'ordinateur personnel a traversé cette crise au milieu des années 80. Le lecteur de livres électroniques essaie de s'en dépêtrer depuis un bon moment.

Le Kindle changera probablement la donne. Pourquoi? Justement parce que cette rutilante bébelle est manufacturée par le plus gros vendeur de contenu sur le Web. Pour la première fois depuis 10 ans, personne ne se demande si le contenu sera au rendez-vous: le contenu a précédé la machine.

Soudain, la question épineuse n'est plus la disponibilité des textes, mais les droits du lecteur/client.

Les livres électroniques achetés chez Amazon seront en effet encodés au format propriétaire AZW.

Rien ne garantit que les livres en question pourront être transférés sur votre ordinateur ou sur un autre lecteur électronique – voire sur le nouveau Kindle que vous achèterez après avoir échappé le premier dans la baignoire.

Vous aurez beau payer votre e-bouquin en bonne et due forme, Amazon gardera le contrôle sur la façon dont vous l'utiliserez. Plus jamais vos livres ne vous appartiendront à part entière.

Il suffira (répliqueront les petits malins) d'utiliser le Kindle afin de lire des textes qui ne proviennent pas d'Amazon.

Et d'où proviendront-ils donc?

E-PARADOXE

Mais le plus comique reste encore ceci: au moment même où des milliers de journalistes et de blogueurs se passionnaient pour le Kindle, on annonçait (encore une fois) que les Américains lisent de moins en moins.

Un sondage effectué par le National Endowment for the Arts – une agence indépendante américaine – révèle en effet que les 15 à 24 ans consacrent en moyenne deux heures par jour à la télévision et sept minutes à la lecture. Chez les jeunes de 17 ans, le nombre de non-lecteurs est passé de 9 % à 19 % en l'espace de 20 ans.

Au fond, ce sondage vient confirmer ce dont tout le monde se doute depuis longtemps – et voilà bien le grand paradoxe du livre électronique: voilà des années que l'industrie cherche le Gadget Ultime pour un médium qui ne cesse de perdre de la vitesse.

Le livre électronique est, en quelque sorte, un adaptateur pour lire des cassettes 8 pistes de musique hawaïenne sur votre iPod.