Cette semaine, dans le cadre de notre série Les Merveilles de la nature, nous étudierons un phénomène étonnant qui se produit chaque année entre le Salon du livre de Montréal et la Saint-Sylvestre, avec (pour ainsi dire) la régularité lunaire du capelan qui roule sur les grèves de l'hémisphère nord.
Il s'agit du livre de table à café.
Comme son nom l'indique, le livre de table à café occupe habituellement une table (si possible à café) ou plus simplement, en l'absence d'icelle, un espace horizontal préférablement situé au centre du salon. L'affaire s'explique aisément. D'une part, le livre à café est conçu pour résister au rangement: trop volumineux et trop lourd pour voisiner les romans sur une tablette de profondeur normale, on n'a guère d'autre choix que de le laisser prendre la poussière. D'autre part, le livre de table à café joue un rôle essentiellement social: lu par personne, feuilleté par tout le monde, il constitue un véritable paradoxe éditorial.
Il s'agit, en somme, d'un livre qu'on ne range jamais. Le cauchemar de Dewey.
Prenons un de ces ouvrages au hasard: Dix granges traditionnelles du Manitoba qu'il faut voir avant de mourir. Soumis au spectrographe atomique, l'objet se décompose de la manière suivante: 75 % de cellulose d'eucalyptus, 7 % de vernis, 11 % de kaolin, 9 % de carton, 13 % de jaquette, 2 % de ficelle, 3 % de glu, 14 % d'encres diverses, 6 % de sauce soya, 58 % de somptueuses photos couleur, 2 % d'empreintes digitales – et 0,1 % de texte.
Cet embryonnaire 0,1 % de texte correspond très exactement au degré d'intérêt qu'éprouve le Nord-Américain moyen pour la lecture au cours de la première semaine de décembre.
Bien plus qu'un produit, le livre de table à café est un symptôme: son apparition annonce le moment de l'année où l'on achète de beaux albums d'architecture, des manuels de recettes asiatico-compliquées et des ouvrages sur l'artisanat quiché – le moment de l'année, en fin de compte, où la lecture est une cause perdue.
Certes, les chalands achètent aussi des romans – mais pas dans le but de les lire eux-mêmes, que non! En décembre, on achète des romans pour les offrir à des gens qui ne les entameront pas avant d'avoir roté leur dernière bouchée de beigne au levain, aux alentours du 3 février.
Éclipse totale de lecture pour toute la durée du solstice. En comparaison, juillet est une véritable bibliothèque globale.
D'ailleurs, le texte du livre de table à café – ce famélique 0,1 % – n'est généralement pas destiné à la lecture. Il repose sur la syntaxe superlative, l'adjectif crémeux et le sens du pittoresque.
Pour tout dire, si ces ouvrages n'étaient pas copieusement illustrés, personne n'irait au-delà du titre.
CHANGER D'AIR
D'accord. Il faut reconnaître que, fin novembre, la plupart d'entre nous ont le quotient intellectuel d'une aubergine. Le livre de table à café répond aussi à ce besoin de vide. N'empêche, a-t-on besoin d'une telle orgie de beauté sirupeuse, de paysages à couper le souffle, de petits mammifères mignons, de panoramas 360° à déplier?
Pour ceux qui veulent changer un peu d'air (ou de pièce), je recommande le fascinant bouquin Toilettes du monde. Cet ouvrage plutôt joli et de dimensions modestes (conçu à l'évidence pour tenir sur le réservoir) répertorie toutes les déclinaisons du lieu d'aisances sur les cinq continents, et même au-delà.
Amusant, certes, mais surtout étonnant: on s'extasie devant les poulaines de sous-marin, les bécosses d'adobe en plein désert chilien, les toilettes japonaises avec tableau de bord, les latrines lacustres du Panama, les vespasiennes gallo-romaines, les luxueux W.-C. de discothèques, les cabinets isolés qu'entourent les moutons écossais – sans oublier l'infinie variété du simple trou.
On découvre, entre autres merveilles, le campement de Leboeng Limpopo, en Afrique du Sud, où les autorités gouvernementales entamèrent il y a quelques années un vaste projet d'hébergement. Les cabinets de toilettes furent érigés en premier, histoire de délimiter les parcelles. Peu après, les subsides ont manqué. Résultat: on se retrouve devant un paysage rugueux, semi-désertique, parsemé de centaines de bécosses.
Vous imaginez un peu toutes les bibliothèques qu'on pourrait loger là-dedans?
Toilettes du monde, de Morna E. Gregory et Sian James, Éditions Hoëbeke, 2007
Vous touchez là un point, mon cher Nicolas-qui-pense-à-tout.
En discutant de ce sujet, vous donnerez l’idée…Ce n’est pas tout le monde qui expose un ou quelques livres sur leur table à café, au bénéfice du mari qui attend que votre vernis à ongles sèche pour aller ensemble chez des amis, de l’épouse qui souhaite que vous soyez assis là tout prêt pour visionner «Les Sopranos», de votre grande fille qui espère son amoureux, de votre fils qui sursaute à toute sonnerie de téléphone et de tout mortel en visite chez-vous qui vous aime assez pour accepter de vieillir tout en regardant vos «faits pour l’attente»…Il y en a même eu qui m’ont demandé de les emprunter. Vous voyez bien que ces livres-là n’annoncent pas que la lecture est une cause perdue: leur première propriété est l’image d’abord, qui comme l’eau à la bouche, donne l’éclat à l’œil, et puis, la lecture un jour.
Heureusement que le modèle de ma table à café s’y prêtait bien pour accueillir ces originaux de grandeur: «Grand Atlas Mondial», «Flore, Faune et Paysages Indonésie», «Las Vegas, A Pictorial Celebration» et «Titanic, the artifact exhibition»…Il y en a eu d’autres dans le passé et ceux-ci changeront peut-être dans un avenir assez proche…
Le bibliographe new yorker Melvil Dewey, tout aussi génie fut-il dans son système de classification, aurait dû se mêler aussi de menuiserie et donner les dimensions idéales des tablettes des étagères…Il avait fait le pire: mettre de l’ordre dans les livres de généralités, de philosophie et disciplines connexes, de religion, de sciences sociales, de langage, de sciences pures, de techniques (sciences appliquées), d’arts, de littérature, de géographie et d’histoires générales!
Ce ne devait pas être une sinécure!
Peut-être qu’en ces années-là, 1870-1910, années possible de travail de M.Dewey, il n’y avait pas de volumes grands formats?
Il y a quelque chose dans la «décomposition» de votre livre, différent chez-vous, de chez-nous: le 6% de sauce soya. J’essaie de trouver une équivalence, chez-moi, à ce 6%…
Et consolez-vous pour ces disettes de deux mois de lecture! Tant que les gens liront «Voir», pour le moment, nous sommes sains et vous êtes sauf!
C’est tout de même se monter optimiste que de restreindre le phénomène du livre de table à café à une période circonscrite par le Salon du livre de Montréal et la Saint-Sylvestre. Il me semble plutôt que celui-ci étend son influence à l’année longue, du Salon du Livre au Salon du livre.
C’est que voyez-vous, la table à café a supplanté la table de chevet dans nos sociétés dominées par l’image, non pas parce que les images auraient un pouvoir maléfique pour envoûter ceux qui les contemplent et pour les retenir prisonniers de leurs puissantes capacités pour évoquer, mais parce que la société s’est transformée de telle sorte qu’elles font maintenant partie intégrante du complément d’être dont ont été délestés d’eux-mêmes les humains devenus paraît-il plus civilisés.
En effet, il est bien fini le temps où tout un chacun pouvait se faire justice de la manière qui lui semblait la plus efficace. La concurrence entre individus a pris des formes de combat à lame moucheté et chacun doit refréner ses pulsions sous peine de se voir mis au ban de la société. Il y avait donc de la place pour des mesures compensatoires, ce que les loisirs modernes et le sport ont comblé. Il y a d’abord eu ces meurtres par procuration avec ces cow-boys qui pouvaient tirer plusieurs coups sur leurs victimes avant qu’elles ne meurent et qui pouvaient en recevoir davantage avant de trépasser. Puis sont venus des héros qui devaient décharger toutes leurs munitions avant d’obtenir une quelconque victime. Il fallait faire durer le plaisir. Nous en sommes maintenant aux super héros qui sont immortels ou qui sont capables de renaître au prochain épisode. Même les romans doivent s faire policiers pour être lus
Que vient faire la table à café dans tout cela ? Simplement servir de support pour une réalité qui habite nos esprits au plus profond.