Hors champ

Paradigmes et citrons

L'inquiétude est un travers uniformément distribué d'une génération littéraire à l'autre. Hier on s'inquiétait, demain on s'inquiétera.

Doris Lessing, dans son discours de réception du prix Nobel, déplore que nous vivions désormais dans une "culture à fragmentation" dont Internet serait la principale cause. Sur son blogue, Pierre Assouline s'en indigne: il affirme que ce genre de critique technophobe est devenue une figure imposée au sein de l'institution littéraire.

Nous en revenons toujours au même débat: les nouvelles technologies de l'information ont-elles changé notre rapport à la connaissance pour le meilleur ou pour le pire? Difficile de défendre une opinion tranchée sur un paradigme qui, en fin de compte, n'a pas encore célébré ses 10 ans. On est d'ailleurs autorisé à supposer que le Web tel que nous le connaissons sera chassé par un autre paradigme avant même que nous ayons eu le loisir de tirer nos conclusions.

On ne peut (presque) rien tenir pour acquis, ces années-ci – et surtout pas l'ordinateur.

Au Japon, par exemple, voici quatre trimestres de suite que les ventes d'ordinateurs personnels dégringolent. On assiste à l'émergence d'une nouvelle génération qui utilise Internet par le truchement du téléphone portable.

Vous croyez que cette tendance est sans incidence notable sur la littérature? Je ne me risquerais pas à parier là-dessus. En ce moment, au Japon, les keitai shousetsu (romans écrits et lus sur des téléphones portables) comptent régulièrement parmi les meilleurs vendeurs.

Ces ouvrages étonnants se caractérisent par une syntaxe minimaliste, un vocabulaire simplifié, un alphabet réduit – les téléphones portables n'intègrent en effet qu'une fraction des caractères chinois qui complètent le syllabaire japonais – et une utilisation créative des sauts de ligne et de la typographie. Parfois publiés en mode feuilleton, ils peuvent être téléchargés par micro-chapitres dont le temps de lecture oscille autour des trois minutes, le temps moyen qui s'écoule entre deux stations de métro.

Fait intéressant, les keitai shousetsu sont également publiés sur papier – et ces copies traditionnelles se vendent très bien elles aussi. Les titres les plus populaires de 2007, selon le Sydney Morning Herald, se seraient écoulés en moyenne à 400 000 exemplaires.

Pour les Japonais, la question n'est donc pas de savoir si la littérature téléphonique nuit au livre, mais plutôt si elle affecte la qualité générale de la littérature et de la lecture.

Par comparaison, le débat occidental sur le livre électronique relève de l'escarmouche.

En tant que romancier généraliste, j'ai parfois l'impression qu'il me faudrait être technophobe-par-définition. Il s'agit d'une sorte de figure imposée du milieu – et, en ce sens, je suis d'accord avec Assouline. Fervent adepte des technologies de l'information, je ne pourrais plus me passer de la mobilité des données et de l'accès instantané à des dizaines de sources documentaires.

Il m'arrive certes de jouer les technophobes, mais essentiellement par esprit critique, dans l'intention de chercher un équilibre technologique. Et puis il faut bien avouer qu'on ne trouve pas tout sur le Web – en particulier lorsqu'on écrit un roman. Bien que les ressources en ligne permettent de contre-vérifier un nombre impressionnant de données, tout romancier trébuche tôt ou tard sur une question à l'épreuve de Google.

Dimanche matin, par exemple, je me suis demandé en quelle année mes grands-parents avaient bien pu voir un citron pour la première fois.

J'aurais pu chercher des articles numériques sur l'histoire de l'import-export alimentaire en Amérique du Nord pendant la première moitié du 20e siècle – mais j'ai fait, en fin de compte, la seule chose sensée.

J'ai empoigné mon gros téléphone à cadran et j'ai appelé mes parents.

LE MÉCANISME

Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas en conclure que le texte de Doris Lessing est dépourvu d'intérêt. Au contraire, elle y expose une vision intéressante de la littérature.

Lessing rappelle que l'institution littéraire n'est pas une fin en soi, mais simplement un mécanisme nécessaire pour produire des livres – une grande vérité que plusieurs d'entre nous ont tendance à oublier. Elle se désole en outre de la faiblesse (ou de l'inexistence) de tels mécanismes dans les régions pauvres de l'Afrique où, pourtant, les livres s'avèrent parfois aussi essentiels que l'eau ou le blé.

Le texte de Lessing vous intéresse? Vous le trouverez (naturellement) sur le site Web de la Fondation Nobel.