Hors champ

Le frais et le faisandé

Délicat exercice que le bilan annuel. Délicat, arbitraire, mais surtout paradoxal. Il s'agit en effet de faire passer à l'histoire (avec un petit h) ce qui, trois mois plus tôt, relevait de la simple nouveauté.

Dans un monde où la nouveauté est intrinsèquement intéressante, on voit nécessairement apparaître de l'histoire instantanée.

Vous croyez vraiment que les journalistes littéraires rédigeaient des bilans annuels à la fin du 19e siècle? (Non, je n'ai pas vérifié, mais je parierais sans crainte une pinte de bière sur la question.)

Au fond, tout cela s'inscrit dans l'idée moderne que la littérature constitue un bien de consommation immédiate. Laissé à la température de la pièce, le dernier prix Goncourt devient vite impropre à la consommation. Il s'agit du Syndrome Sushi.

L'épopée de Gilgamesh, par exemple, qui remonte à 5000 ans, est classée parmi les sujets franchement momifiés, cependant qu'un scoop sur l'homosexualité d'Albus Dumbledore – récemment révélée par Celle-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom – se vend comme des petits pains chauds.

Le sexe, toujours le sexe.

Or, qu'advient-il de la nouveauté lorsqu'il faut, fin décembre, distinguer l'archivable du compostable? Comment l'actualité se biodégrade-t-elle? Subtil mécanisme, en vérité, car la valeur d'un événement ne se mesure pas dans l'absolu: elle dépend de l'interprétation qu'on en fait – individuellement ou collectivement.

On serait, par exemple, tenté d'écarter le cas Albus Dumbledore de la revue de l'année. L'intérêt littéraire (ou plus largement sociologique) de ce scandale miniature semble en effet friser le zéro absolu. Pourtant, lorsqu'on l'examine sous le bon angle, il illustre deux ou trois phénomènes représentatifs de notre époque, soit:

1. l'auteur qui s'ingère dans l'interprétation de son ouvre alors qu'elle ne lui appartient plus;

2. les médias contemporains qui perdent le sens des perspectives;

3. la manie du bonus, de l'extra et du produit dérivé.

Voyez-vous à quel point il est difficile d'établir si un événement est digne d'intérêt ou non? Même le potin le plus édulcoré de l'automne permet de poser un diagnostic sur la santé de notre littérature – tel le minuscule échantillon de tissu qu'on prélève sur un organe à la couleur suspecte.

Au fond, dresser un bilan annuel est un boulot de pathologiste: il s'agit ni plus ni moins que d'effectuer une série de nécropsies sur cette année qui repose, allongée dans son tiroir, à la grande morgue des médias.

DE CE COTE-CI DE LA FRONTIERE

À l'inverse, certains événements nous semblent a priori terriblement significatifs – et il faut parfois prendre quelques mètres de recul pour changer d'avis. Prenez la controverse qui, depuis un certain temps, entoure la trilogie À la croisée des mondes.

Toute cette affaire est si bien emberlificotée qu'on peine à en retrouver le début.

Rappelons d'abord que le romancier Philip Pullman avait décrit sa trilogie comme une ouvre essentiellement athéiste, qui s'attaque au rôle historique de l'Église. Ces affirmations sulfureuses n'avaient causé aucun remous – du moins jusqu'à ce qu'on annonce la version cinématographique de la trilogie, pourtant expurgée de son contenu problématique.

Éclate alors un double scandale: celui des amateurs de longue date, indignés qu'on dénature la trilogie de Pullman, et celui des parents chrétiens, inquiets que leur enfant puissent lire une ouvre antireligieuse. L'affaire se faisande lorsque des commissions scolaires – dont le Halton's Catholic Board de Toronto et le Roman Catholic School Board de Calgary – décident de retirer la trilogie de leurs bibliothèques.

On a l'impression que tout est cela est diablement intéressant – et pourtant, il s'agit d'un intérêt tout relatif.

Premièrement, cela ne nous enseigne strictement rien sur la façon dont l'industrie hollywoodienne équarrit les livres: nous étions déjà au courant. Deuxièmement, cela ne nous enseigne pas grand-chose sur les commissions scolaires religieuses, dont certaines ont récemment cherché à bannir Darwin. Tout au plus ignorions-nous que ce vent de censure soufflait également de ce côté-ci de la frontière.

En fait, cette controverse ne nous enseigne qu'une seule chose.

Il fut un temps où les livres constituaient, en eux-mêmes, des objets scandaleux. Madame Bovary valut à Flaubert d'être traîné en justice pour atteinte aux bonnes mours. Il en fut de même pour les Fleurs du mal – mais ce pauvre Baudelaire n'eut pas la chance d'être acquitté. Plus récemment, Ulysses et The Naked Lunch firent l'objet de procès pour obscénité.

De nos jours, le livre ne suffit plus à créer un scandale: il faut désormais attendre la sortie du film.

Bienvenue en 2007.