Hors champ

Le temps perdu

S'agit-il (encore) d'un effet pervers du vieillissement? Il me semble qu'avec le temps, écrire un roman consiste moins à exploiter une expérience durement acquise qu'à manouvrer autour des pathologies du langage.

J'ignore comment mes collègues gèrent leurs syndromes personnels: il s'agit d'une sorte de tabou. Entre romanciers, on consacre plus de temps à trinquer qu'à discuter virus et bestioles. Si d'aventure on aborde le problème, on accuse joyeusement l'empirisme, grand moteur du progrès et responsable de toutes les fausses pistes.

Nous gagnerions pourtant à dresser une liste des pathologies dont souffrent les romanciers. Le choix des organes ne manque pas: gestion du réel, dialogues, néologismes, ponctuation.

Prenez le temps de narration. Vous entendez beaucoup de romanciers pester contre le temps de narration? Non, ils se taisent, les coquins. Quelle magistrale épine dans le pied, pourtant. Ce choix en apparence anodin entraîne des répercussions sans fin.

Essayez un peu d'imaginer de grands classiques déclinés dans un autre mode temporel…

Longtemps, je m'étais couché de bonne heure.

Longtemps, je me couchai de bonne heure.

À cette époque, je me couchais de bonne heure.

Ah, me coucher de bonne heure comme autrefois!

Depuis longtemps, je me couche de bonne heure.

Longtemps encore, je me coucherai de bonne heure.

Chacun de ces temps de verbe débouche débouchera aurait débouché sur un récit parallèle profondément différent.

Rien n'importe plus que le temps. Il passe trop vite ou trop lentement. Il est persillé d'ellipses. Il se cristallise, s'évapore, se condense. Nous évoquons les temps anciens, nous redoutons la fin des temps. Quant au présent, physiciens et bouddhistes nous assurent qu'il est illusoire: tout fuit et se transforme sans cesse. (Je veux bien, mais faut-il narrer ce mouvement au passé simple ou au présent?)

En écriture, négocier le temps du récit revient à magouiller avec l'anatomie de l'univers.

Ne croyez surtout pas les apprentis techniciens qui prétendent que le verbe x donne à coup sûr l'effet y. En matière de temps, Albert Einstein a clairement démontré que tout est relatif – et cette relativité cause mille migraines au romancier.

Tenez, je viens de consacrer près d'une semaine à changer le temps d'un manuscrit. Tout ce qui se déroulait au présent se déroule désormais au passé. Pareil exercice ne consiste pas simplement à reconjuguer les verbes: certains paragraphes écrits dans une perspective temporelle s'avèrent presque intraduisibles. Sur un manuscrit de 30 000 mots, changer le temps implique pas mal de réécriture.

Et ce n'est pas la première fois que j'inverse le temps de ce damné manuscrit. En fait, c'est chaque fois la même chose: j'expérimente quelques semaines au présent, je transfère au passé, puis je reviens à nouveau au présent, et ainsi de suite. Au bout de quelques versions, mes personnages commencent à ressembler à des crash test dummies.

Et quelle est donc la cause de ces réembrayages répétitifs? Ma dépendance à l'imparfait de l'indicatif.

L'imparfait est mon petit calumet, mon rhum agricole, mon ivresse de la vitesse. Verbe puissant, il permet de condenser 30 ans de vie en un seul mot. Pas même besoin de s'embarrasser d'un auxiliaire. (Quelle plaie, les auxiliaires!) L'imparfait est un verbe autoporteur et autarcique, il se suffit à lui-même. Il exprime la continuité, la durée – et, paradoxalement, l'incertitude et l'indétermination. C'est le verbe hemingwayen par excellence, le verbe du café que l'on sirote chaque jour au même bistro sans trop chercher à savoir ce que réserve demain.

Il s'agit toutefois d'une accoutumance létale. L'imparfait a ceci de dangereux qu'il permet de s'en tenir indéfiniment aux généralités. En équilibre sur l'imparfait, vous surfez à la surface du récit sans jamais y plonger – position grisante, mais peu productive.

Pendant des mois, vous entretenez l'illusion d'écrire un roman – alors qu'en réalité vous rêvassez, étendu dans une fumerie d'opium.

J'ai travaillé fort pour m'amputer l'imparfait. J'ai violemment réécrit des manuscrits. J'ai zigouillé des personnages. Je me suis contraint au présent de l'indicatif pendant des mois, jusqu'à me dégoûter de l'écriture. Des centaines de milliers de mots plus tard, je n'ai toujours pas vaincu ma dépendance. Je ne domine pas l'imparfait: je compose avec lui.

Je me console en songeant qu'il s'agit, au moins, d'une pathologie typiquement romanesque.