Hors champ

Vaut mieux rester calme

J'ai été marqué, autrefois, par une question qu'a posée l'écrivain Guy Cloutier lors d'un cours de littérature à l'Université Laval. Bien que les mots exacts m'aient depuis longtemps échappé, je me souviens parfaitement de son sens: "est-il possible d'écrire sérieusement sans s'intéresser un tant soit peu aux tendances contemporaines?" Autrement dit, nous n'écrivons pas de la même manière en 2008 qu'en 1978, et il est douteux de ne pas se tenir minimalement au courant de l'état de la situation – peu importe que l'on décide ou non de monter dans le train.

Cette idée m'obsède depuis longtemps, bien qu'elle soit incroyablement vague. Il m'apparaît impossible, désormais, d'écrire une phrase sans me demander si sa forme reflète l'époque actuelle, un passé plus ou moins distant, ou alors (soyons ambitieux) un futur indéterminé.

Si cet exercice force à mesurer toutes les dimensions du texte – syntaxe, ponctuation, rythme, économie des paragraphes -, il prend toutefois une ampleur particulière dans le domaine du lexique.

Ce n'est un secret pour personne: une multitude de mots se déplacent dans le temps. Ils sont datés, ils vieillissent, certains portent même une date de péremption. Rien ne nous empêche de les utiliser, évidemment, mais il vaut mieux être conscient de leur position – car très souvent, l'imprécise connotation d'un mot importe autant que son sens exact.

Certains mots sont franchement archaïques, comme l'adverbe de négation "point", alors que d'autres paraissent plus subtilement démodés – par exemple, "cela" au lieu de "ça". À force de s'interroger, on tombe facilement dans l'excès. Résultat: on risque de passer 10 minutes à soupeser "environnant", "atmosphérique" et "ambiant".

Poussé trop loin, l'exercice tourne à la pathologie. On finit par consulter le dictionnaire des synonymes comme les cotes de la bourse. On étudie les fluctuations du langage dans le détail, on cherche à déterminer les mots qui grimpent et ceux qui dégringolent, les valeurs sûres, les abris fiscaux, les bulles.

Pourtant, le concept même de "valeur" est volatil. Prenez le mot "urbain", un terme bien coté depuis trois ou quatre ans. D'abord avant-gardiste, il est vite devenu commun, avant de tomber dans l'utilisation à outrance, puis dans l'impropriété excessive. En ce moment, il se trouve quelque part dans le Dollarama du langage, à côté des napperons en bambou et des potiches pseudo-asiatiques.

Inversement, on peut toujours utiliser un archaïsme afin d'obtenir un effet particulier, voire dans l'espoir de le réactualiser. Rien ne l'interdit, pourvu que le résultat soit intéressant.

Question clé: comment dater un mot?

En se fiant à l'usage, bien sûr – mais l'usage de quoi? Un simple phonème, une banale syllabe, une tournure orthographique suffiront pour donner l'impression qu'un mot sent la poussière.

Il arrive même qu'une seule lettre fasse toute la différence.

Regardez comment la compagnie Apple a modernisé tout son lexique publicitaire en utilisant la lettre "i": iMac, iBook, iPod, iTunes, iPhone et autres iMachins.

Le résultat est d'autant plus spectaculaire qu'il repose sur un insignifiant "i" minuscule. Peut-être l'efficacité provient-elle, justement, de l'utilisation inhabituelle d'un suffixe minuscule suivi d'une majuscule? Difficile à dire: nous flottons ici dans le domaine du fignolage infinitésimal et de la spéculation moléculaire.

Mais aussi palpitant soit-il, l'exercice peut facilement devenir stérile si on se laisse emporter. Autrement dit: trop s'interroger sur le vocabulaire nuit au kilométrage.

Pour mener à terme un ouvrage de taille moyenne, le romancier généraliste doit enligner environ 50 000 mots. S'il mesure le taux de carbone 14 à chaque phrase, il court le risque de retarder sans cesse la date de publication – ce qui le forcerait à devoir réviser sans fin la datation de son texte. Vaut mieux rester calme.

Il m'arrive parfois de prendre un pas de recul et de m'apercevoir à quel point toutes ces byzantineries sont décrochées de la réalité.

Quel boulot schizoïde, tout de même.

Quand je veux me réchauffer l'âme, je pense à la grande aventure que vit ma fille depuis quelques mois: elle apprend à parler. En ce moment, elle travaille fort pour distinguer un poteau d'un arbre – et rien ne semble plus incroyablement complexe.

Pas à dire, le langage est un miracle.