Hors champ

Deux Billy qui ploient

Une discussion s'est brièvement propagée sur le Web, la semaine dernière, à partir d'un billet de blogue que Matt Selman publiait sur le site du Time.

Badin, Selman y exposait les règles et sous-règles qui régissaient l'organisation de sa bibliothèque personnelle – notamment le fait que tous les livres exposés dans un espace raisonnablement public du foyer devaient au préalable avoir été lus d'une couverture à l'autre. La vieille idée du livre-comme-trophée-de-chasse, en somme.

Du coup, d'autres blogueurs y sont allés de leurs variantes sur le sujet: à quoi sert une bibliothèque? Que doit-on y mettre? Comment classer les livres?

J'ai suivi cette discussion avec un soupçon de jalousie. Il existe donc, sur cette planète, des gens qui ont le temps de gérer leur bibliothèque?! Qui planifient le classement des livres, leur regroupement, leur impact visuel?

Pour ma part, j'ai lâché prise. Durant quelques héroïques années, j'ai vainement tenté de défendre une invisible frontière entre mes bouquins et ceux de ma sociologue préférée, un combat rapidement (et irrémédiablement) perdu.

Il faut préciser que ma sociologue bien-aimée est la propriétaire officielle des bibliothèques du salon – deux Billy en mélamine jaunâtre achetées chez IKEA en 1987 et dont les tablettes ploient de façon franchement inquiétante -, ce qui m'empêche d'y imposer quelque ordre que ce soit. C'est le Far West du livre de poche.

En fait, ma seule préoccupation consiste désormais à empêcher lesdites Billy de s'effondrer sur elles-mêmes ou (pire encore) sur l'anatomie d'un être humain situé à proximité. Je suis devenu un professionnel de la perceuse, du point d'ancrage renforcé et de la petite béquille judicieusement placée.

En ce qui a trait au classement proprement dit, j'ai tout abandonné. Je tente simplement de maximiser le nombre de bouquins au mètre cube, dans l'ordre où ça se présente. D'ailleurs, l'espace a commencé à manquer et les romans s'empilent maintenant un peu partout: sur la table de chevet, sous le lit, sur l'ordinateur – sans oublier les livres dont ma fille saupoudre le plancher du salon.

Faute de pouvoir changer la situation, je lui cherche désormais des avantages.

Avantage no 1. Le temps que vous ne consacrez pas au classement devient du temps pour lire de nouveaux livres.

Avantage no 2. Le chaos réserve d'infinies surprises. En cherchant La Décroissance, de l'économiste Nicholas Georgescu-Roegen, vous risquez à tout coup de tomber sur une vieille Rubrique-à-brac de Gotlib. Voilà qui change radicalement le cours de la matinée.

Pas encore trouvé de troisième avantage. J'y travaille.

JPOD

L'inconvénient de lire des livres en V.O.A. – pour reprendre le jargon cinématographique -, c'est qu'on se place périodiquement dans l'impossibilité de parler d'un roman encore non traduit.

Je fais aujourd'hui exception, au risque de ne m'adresser qu'aux maniaques de Douglas Coupland. J'ai récemment terminé la lecture de JPod, son avant-dernier opus, publié en 2006. L'ai dévoré en 48 heures, dans des circonstances très couplandiennes: à l'aéroport de Newark, puis à bord d'un Airbus, et enfin dans une déprimante chambre d'hôtel de Munich.

Brillant et dévastateur bouquin… Il s'agit – malgré l'humour (noir), malgré la cadence de sitcom, malgré les blagues de geek – d'un ouvrage étonnamment déprimant. JPod constitue à plusieurs égards une réécriture du roman Microserfs (1995); mais cette fois-ci, plutôt que de s'émanciper, les protagonistes ne cessent de s'enfoncer dans un monde industriel post-baroque.

Le texte est ponctué d'un nombre impressionnant de listes, de chiffres, de blocs de texte, d'idéogrammes mandarins qui déstabilisent joyeusement le lecteur. À plusieurs moments, j'ai éprouvé des bouffées de nausée – notez qu'il s'agissait peut-être d'un effet secondaire de trop nombreuses heures de lecture nocturne.

Les habitués de Coupland connaissent bien ces petits jeux formels. Dès Génération X, l'auteur de Vancouver a su créer son propre langage narratif – un discours hautement idiosyncrasique, amalgame de marques de commerce, de listes déjantées, de légendes urbaines, de culture corporative et de dialogues taillés à l'exacto.

Il a tant exploré ce format qu'à chaque nouveau livre, on craint qu'il ne s'empêtre fatalement dans ses propres recettes. On se demande à partir de quel point une telle ouvre est appelée à s'autodétruire.

JPod ne s'autodétruit pas.

Ça tient la route, ça ne ressemble à rien d'autre et ça crépite d'intelligence. Sortez votre vieux Webster, et plongez dans l'ouvre de Douglas Coupland.