Hors champ

Les rhododendrons

Sans coïncidences, la vie se replierait sur elle-même tel un rhododendron sans tuteur.

Je me souviens de la première fois où j'ai entendu le mot "charançon", terme désignant une famille de coléoptères ravageurs parmi lesquels on compte le petit anthonome du pommier, le lixus de la betterave et le phytonome variable.

J'avais 10 ans et m'étais étonné de ce mot rare et rond. Au cours de la semaine suivante, j'ai entendu parler de charançons à trois reprises. Une véritable invasion. Puis, plus rien pendant des années.

Depuis cet épisode, j'accorde une attention particulière à ces coïncidences. Plusieurs fois par mois, je débusque des trames de micro-événements en apparence déconnectés. Peut-être s'agit-il simplement du cerveau qui, soudain titillé, se met à la disposition du monde ambiant? Allez savoir.

Dimanche matin, bref, je dépouille la livraison hebdomadaire de PostSecret – un blogue où des gens soumettent anonymement leurs secrets par le biais de bonnes vieilles cartes postales en carton véritable. Or, voilà que je tombe sur cet abominable aveu: "J'adore aller dans les librairies pour y déchirer les dernières pages des romans."

Et dire que les plus sensibles d'entre nous se scandalisent devant les sacrilèges mineurs: cernes de café, pages écornées, reliures violentées et autres coups de griffe au stylo Bic.

Cela dit, je pourrais presque excuser une telle pratique. J'y vois le geste d'un personnage tout droit sorti de Si par une nuit d'hiver un voyageur, cet extraordinaire roman d'Italo Calvino. Un personnage à l'image d'Hermès Marana – moins un être humain qu'une force aveugle et chaotique.

Au fond, n'est-on pas disposé à tout pardonner à quelqu'un qui fréquente les librairies?

Mais – coïncidence! – je me souviens soudain d'un document apparu quelques jours plus tôt sur le site de l'American Book Review. Il s'agissait d'une compilation des "100 meilleures dernières lignes de roman".

J'avais presque avalé mon café de travers en lisant le titre du document. Comment un périodique littéraire sérieux pouvait-il ainsi dévoiler une centaine de dénouements d'un seul coup – à la mitrailleuse, pour ainsi dire.

Qu'elle paraît bénigne, en comparaison, la petite sauvagerie gratuite qui consiste à déchirer des pages dans les librairies. Arracher la fin d'un livre, en fin de compte, n'est-ce pas lui rendre hommage?

FROLEMENTS ET GAZ SARIN

Je lis depuis la semaine dernière un drôle de bouquin d'Haruki Murakami: Underground – The Tokyo Gas Attack and the Japanese Psyche. Ça n'a pas été traduit en français, mais je n'en recommanderais la lecture que très modérément – à moins que vous ne vous intéressiez à la mentalité du commuter tokyoïte.

Romancier et nouvelliste d'expérience, Murakami se livre ici à une expérience singulière et digne de discussion: il passe en entrevue une cinquantaine de victimes de l'attentat au gaz sarin de 1995, synthétise ces témoignages sous forme de textes brefs et les coiffe d'une brève introduction. Résultat: une étonnante vue en coupe d'un attentat et de ses victimes.

Mais plus étonnant encore est le rôle ambigu d'Haruki Murakami dans la création de ce livre.

On pourrait croire qu'en pilotant ce projet – plutôt reportage que fiction -, le romancier à succès s'éclipse afin de laisser la parole à des personnes réelles. Il s'impose même une éthique quasi journalistique: si la victime n'accorde pas son imprimatur, explique-t-il, le témoignage est aussitôt modifié, voire retranché du manuscrit. (Les écrivains de fiction s'encombrent rarement de tels scrupules – sauf s'ils craignent les représailles.)

Lorsqu'on y regarde à deux fois, cependant, on constate que Murakami ne cesse jamais totalement d'exercer son métier. En fait, Underground dévoile le romancier davantage qu'il ne l'occulte.

Ainsi, lorsqu'il métamorphose deux heures de verbatim désordonné en trois pages de texte élégant, lorsqu'il rectifie une phrase, lorsqu'il met de l'ordre, on surprend Murakami en plein labeur de romancier.

Plus troublant encore: en regroupant les différents textes par lignes de métro, il attribue un sens à la réalité. Il isole une logique narrative dans le chaos quotidien de Tokyo. Présentés de la sorte, les divers témoignages convergent les uns vers les autres et donnent le sentiment d'avancer dans un univers de coïncidences et de frôlements – comme si chaque matin, en prenant le métro, nous mettions le pied dans un roman post-moderne.

Au fond, sans coïncidences, les romanciers se replieraient sur eux-mêmes tels des rhododendrons sans tuteur.