Hors champ

Grmph!

Il faut être attentif pour découvrir qu'un livre "normal" – c'est-à-dire un livre qui ne tient ni du récit historique, ni de l'uchronie, ni de la science-fiction – se révèle en fin de compte un ouvrage d'anticipation.

Je me souviens très bien de ma première lecture du Soleil des gouffres, un roman de Louis Hamelin publié en 1996. Me souviens même d'avoir signé une critique du livre dans le journal étudiant, ce qui me classe dans la tribu des récidivistes.

Le roman met en scène un certain Jean-B. Vitoux, gourou de son état et fondateur d'une secte aztèquisante. Vous devinez le menu du jour: mysticisme précolombien, serpent à plumes et sacrifices humains. Mais outre ce sinistre folklore, Jean Vitoux défend un singulier credo: la nécessité d'en finir une bonne fois pour toutes avec l'écriture.

Pour ce terroriste de l'illettrisme, le signe surpasse l'alphabet: alors que les lettres se contentent de transmettre un sens, le signe "s'inscrit à même la nature des choses" – d'où la nécessité toute sectaire d'ouvrir une "nouvelle ère du signe".

Une part appréciable du roman d'Hamelin se déroule au Mexique, où le signe – prétend Vitoux – joue encore un rôle fondamental. Il cite en exemple le réseau de métro de Mexico, dont chaque station est identifiée par un logo, un impératif dicté par le taux d'analphabétisme de la ville.

Écrit et publié dans le second tiers des années 90, le Soleil des gouffres rend bien l'atmosphère qui régnait alors en Amérique du Nord.

Les activistes expérimentaient avec mille outils inédits. Au Chiapas, les Zapatistes venaient d'entamer une étrange révolution post-moderne à coups de conférences de presse et de sites Web. Au Canada, plus modestes, nous nous captivions soudain pour Adbusters, cette revue de Vancouver qui entendait renverser le capitalisme en utilisant les armes mêmes du capitalisme: la publicité.

Dans un numéro de la fin des années 90, les rédacteurs d'Adbusters affirmaient justement ceci: "Aujourd'hui, les gens reconnaissent moins de 10 plantes, mais plus de 1000 logos corporatifs."

(De quoi imaginer un sous-commandant Marie-Victorin, coiffé d'un passe-montagne noir, pipe aux lèvres.)

On pouvait certes ergoter sur les chiffres qu'avançait Adbusters, mais le propos avait la vertu d'être clair: on redoutait l'avènement d'un monde où le logo constituerait le langage dominant, un langage qui transcenderait l'analphabétisme, mieux encore: qui procéderait à une nouvelle forme d'alphabétisation. Ni plus ni moins que la victoire du signe.

Toujours à la même époque, en 1997, Apple lançait ce qui resterait sans doute l'une des campagnes publicitaires les plus célèbres de son histoire, orchestrée par une grosse agence de marketing de Los Angeles: Think Different. Pensez autrement.

Avec Apple, souvent comparée à une sorte de culte, le slogan prenait force de credo, d'incantation – et combien de fois le Nord-Américain moyen s'est-il fait assener cette prière en deux mots? Nul ne saurait dire.

Ici, prière d'insérer une ellipse de huit ou neuf ans.

La semaine dernière, les médias annonçaient la publication d'une étude menée par un groupe de chercheurs universitaires en cognition sociale, marketing et psychologie (dans le désordre).

Ces charmants chercheurs ont imaginé une expérience désarmante de simplicité: on installe une série de participants devant un écran sur lequel se succèdent de très brefs flashs: dans certains cas, le logo d'IBM, dans d'autres cas, le logo d'Apple. L'exposition aux logos ne dure que 13 millisecondes, un laps trop bref pour que les cobayes puissent prendre conscience de ce qui leur passe sous les yeux.

Après quelques secondes de cette joyeuse stimulation, on éteint l'écran et on demande aux participants d'imaginer diverses utilisations inhabituelles pour un objet banal: une brique. Résultat? Les participants exposés au logo d'Apple se livrent à l'exercice avec davantage de créativité.

Et voilà pour la science-fiction: on se croirait désormais dans un phantasme de Jean-B. Vitoux, le gourou imaginé par Louis Hamelin il y a près de 15 ans. Non seulement les signes s'imposent-ils désormais comme langage dominant, mais ils croissent en influence et en puissance, s'inscrivent au creux de notre inconscient.

Ironie du sort, les signes en question n'appartiennent pas à la mythologie néo-aztèque, mais au portfolio des agences de marketing.

Comme le disait si bien Jorge Luis Borges: "Grmph!"