Hors champ

Le grand tiroir régional

Je lisais récemment, sous la vigoureuse plume de Michel Vézina, une affirmation qui m'a titillé le houmph: "la littérature n'est jamais régionale".

Très cher Michel, je te soupçonne d'avoir cédé à un accès d'orgueil typiquement rimouskois. Nous sommes nombreux que le terme "régional" exaspère, mais il faut néanmoins affronter la choquante vérité: la littérature est toujours régionale.

On ne sort pas de la région, peu importe où l'on se trouve – et Dieu sait que l'on peut s'avérer aussi indécrottablement régional sur l'avenue du Mont-Royal qu'à Havre-Saint-Pierre.

Au contraire, l'erreur consiste à prétendre que certains livres sont cosmopolites et universels, ce qui permet de classer tout le reste dans le grand tiroir régional, en compagnie du Festival de la sphaigne de Fond-du-Lac.

Non seulement la littérature est-elle toujours régionale, mais elle n'est, de surcroît, jamais universelle. Tout au plus se trouve-t-on, parfois, en présence d'un texte qui s'adresse à une région plus grande – ce qui, d'ailleurs, n'en fait pas ipso facto un meilleur texte.

Le roman que vient de publier Dany Laferrière est, à cet égard, lumineux. Le narrateur entend devenir un écrivain japonais et, pour ce faire, construit un Japon montréalisé – ou est-ce un Montréal japonisé? Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une variante régionale.

L'entreprise se révèle rapidement subversive: personne ne comprend où il veut en venir. La réponse est pourtant simple. Lorsqu'on lui demande s'il est un écrivain haïtien, caraïbe ou francophone, il affirme prendre la nationalité de son lecteur.

La littérature est toujours régionale. Seul le lecteur est universel.

CAPTCHA

Les CAPTCHA pullulent sur le Web depuis quelques années. Tout le monde se heurte périodiquement à ces mots de passe tordus et hachurés, parfois même indéchiffrables, mais qu'il faut néanmoins déchiffrer afin de pouvoir enregistrer un commentaire, s'inscrire à un service ou commander une pinte de lait.

Les CAPTCHA constituent une variété du test de Turing – un exercice qui vise à différencier un être humain d'une machine distributrice.

On dirait de la science-fiction, n'est-ce pas? Bienvenue en 2008.

Désormais, les publicistes sauvages et autres pirates sont équipés de logiciels qui déchiffrent la plupart des CAPTCHA. Résultat: le magazine Wired se demandait récemment si cette technologie ne serait pas devenue désuète. Devrons-nous bientôt trouver une meilleure manière de départager les homo sapiens et les calculatrices?

Cette histoire de CAPTCHA m'a rappelé une autre histoire, publiée ce printemps dans plusieurs journaux: celle de Philip M. Parker, un individu qui fait écrire des livres en série par un logiciel de son invention. Temps de rédaction d'un premier jet: 15 minutes. Nombre de manuscrits produits jusqu'à présent: environ 200 000 (dont quelque 85 000 en vente par le biais d'Amazon).

Parker, qui est titulaire d'une chaire en recherche opérationnelle, compare son travail à celui d'Henry Ford: il s'agit de déconstruire la réalisation d'un livre en automatisant un maximum d'étapes.

Jusqu'à présent, le logiciel en question rédige essentiellement des livres de référence fabuleusement spécifiques. Un exemple? Marché de l'import-export pour les réfrigérateurs domestiques en République tchèque en 2007.

La plupart des ouvrages en question s'écoulent à très peu de copies, mais l'opération demeure rentable puisque les textes ne coûtent pratiquement rien à produire et sont imprimés sur demande.

L'affaire se corse lorsque Parker affirme, dans une entrevue au New York Times, qu'il travaille sur un prototype de logiciel qui écrira des romans à l'eau de rose.

La sérialisation du roman est une aventure intellectuelle fascinante, aucun doute là-dessus. Cette expérience à la Frankenstein se transformera-t-elle en modèle d'affaires viable? Assisterons-nous à l'apparition d'un lectorat qui carburera aux romans en série?

Ne répondez pas trop vite: l'avenir est un endroit surprenant, peuplé d'agrégateurs intelligents et de réacteurs à viande.

Certains diront que l'industrie du livre à l'eau de rose pratique déjà la sérialisation, et que l'ordinateur accélérera tout bonnement le processus. N'empêche, j'ai toujours pensé que la littérature – même la littérature bon marché – constituait une forme de CAPTCHA sophistiqué: un message plus ou moins chiffré, dont la lecture nous différencie de la machine.

En attendant, souhaitons qu'il restera toujours de la place pour les bouquins hors cadre, excentriques, imparfaits, tordus, magiques, atypiques et difficiles. Le genre de bouquin impossible à sérialiser.