Le mercure grimpe, mes amis, et je garde le prix de l'essence à l'oil.
Il a sauté la barre des 1,30 $ et grimpera bientôt vers 1,50 $. Un matin, nous nous réveillerons – ce sera sans doute (par le plus grand des hasards, bien entendu) au début des vacances de la construction – et l'ordinaire aura allègrement franchi le seuil des 2,00 $.
Le prix de l'essence me fait toujours songer à l'avenir du livre.
Que voulez-vous, le livre n'est pas en marge de l'économie. On le décrit souvent comme un objet à part, pratiquement spirituel, un bien aussi indispensable que le pain et le lait, quoique à un autre niveau.
C'est sans doute vrai, d'une certaine manière. Mais c'est aussi passablement faux.
Il se trouve que nous confondons souvent le livre avec ce qu'il véhicule: le houmph. Le houmph est nécessaire, viscéral, essentiel – mais on le retrouve partout. Sur la rue Ontario, dans le métro, et même à la Bibliothèque nationale. Le livre, en revanche, est plutôt accessoire, notamment le livre neuf, que l'on achète plein prix. Il passe après les dépenses dites "de base".
En tant que participant (ô combien négligeable) de la chaîne de production du livre, je ne perds jamais de vue que la popularité de notre marchandise dépend du budget domestique moyen, qui dépend lui-même du prix du lait, du blé, des loyers, du téléphone, de l'électricité et du pétrole brut.
Évidemment, ces fluctuations n'affectent pas directement les ventes d'un livre en particulier. Rares sont les lecteurs qui doivent choisir entre un livre de poche et un kilo de steak haché, après tout. Et si d'aventure le dilemme se présente, il reste encore la bibliothèque municipale. N'empêche, l'inflation finit par toucher le marché culturel en général, et cela se répercute tôt ou tard sur les ventes d'un peu tout le monde.
Le mercure grimpe, mes amis, et je garde le prix de l'essence à l'oil.
DES CHIFFRES! DES CHIFFRES!
Vous exigerez maintenant une corrélation béton entre le prix de l'essence et les ventes du roman québécois. "Des chiffres!" scanderez-vous. "Des pourcentages, des taux!"
Je vous ai souvent balancé, au cours de la dernière année, des poignées de données provenant de diverses études. Il en apparaît de nouvelles tous les six mois, des études sur le livre et la lecture – sans oublier les études connexes sur le prix unique, l'alphabétisation ou le pilonnage.
Ces études annoncent le pire ou le plus-que-pire, le statu quo ou (plus rarement) l'amélioration globale et l'embellissement universel. Règle générale, on ne les sort pas du tiroir pour annoncer de bonnes nouvelles.
Parmi toutes ces études, je vous ai plusieurs fois cité celle de Patrimoine Canada: Lecture et achat de livres pour la détente – sondage national 2005.
Cette étude de 275 pages comporte une section passionnante, où l'on examine le chemin qu'empruntent les livres avant de tomber entre les mains du lecteur. On y apprend (par exemple) que 40 % des lecteurs interrogés se laissent souvent influencer par la recommandation d'un ami, tandis que 71 % d'entre eux n'arrivent presque jamais au livre par le truchement d'Internet.
L'étude analyse en tout une vingtaine de canaux, dont l'influence des libraires, des groupes de lecture, des rabais, de la publicité et des prix littéraires.
Or, j'ai récemment réalisé que, parmi les différents indicateurs utilisés, on ne trouve nulle mention du titre du livre, de la première page – voire de n'importe quelle page – ou d'un extrait en quatrième de couverture. L'indicateur "en feuilletant le livre" n'existe pas. Le texte se retrouve subtilement mis à l'écart.
Ce lapsus statistique est intéressant, car il vient révéler ce que plusieurs personnes croient dans l'industrie: la qualité du texte en tant que tel ne contribue en fin de compte que très partiellement au succès commercial d'un livre. Peut-être pour le tiers de l'affaire? La balance dépend du marketing, de la notoriété de l'auteur, de l'enrobage graphique, du hasard, de l'actualité, du timing, du bouche à oreille, de la direction du vent et de l'âge du capitaine.
Les chiffres ne sont jamais neutres: ils obéissent à celui qui tient le crachoir.
Alors si vous le permettez, je ferai ici un petit boycottage hebdomadaire: je n'avancerai aucun chiffre sur le pétrole, le riz, la récession, Barack Obama, le FMI, l'ADQ, le réchauffement climatique ou l'industrie culturelle.
Une semaine de silence statistique.
Message reçu Arthur. Et bonjour à vous, amoureuse souriante qu’est sa grande Muse…Bonjour surtout à la petite reine qui doit être très belle.(est-ce bien une fille?)
C’est drôle parce que, j’avais un besoin sincère après une telle journée de découvertes sur ce site complêtement « enflammé », d’un peu de « lucidité »
Merci le Vaillant.
Voilà un très bon point pour vous, lucide monsieur Dickner: le prix de l’essence qui augmente et, par voie de conséquence, celui du steak haché, et rien ne pourrait s’avérer plus amaigrissant pour l’écrivain. Qu’il s’agisse du petit gribouilleur de broche-à-foin ou du véritable auteur. Le prix de l’essence monte et hop!, tout le monde se retrouve subitement au régime.
Avoir su, j’aurais dû devenir pompiste ou même travailleur de la construction… Quelqu’un dans le secteur de l’éducation devrait veiller à ce que les jeunes fassent le bon choix de carrière! Évidemment, cela risquerait de substantiellement réduire le nombre de futurs écrivains. Mais un peu plus de pompistes et de travailleurs de la construction ne changerait rien au statut de ces privilégiés, tandis que moins d’écrivains, voilà qui donnerait de meilleures chances à ces obstinés d’à la fois écrire et manger. Et peut-être même de rouler un peu le dimanche, le temps d’une petite balade.