Hors champ

Z. dans Babel

Son premier livre, Z. le mâchouille. Il s'agit d'un bestiaire de six pages en ratine pastel, avec un klaxon qui couine, du papier croustillant et divers appendices appétissants. Elle l'agite, le martèle et l'imbibe de bave pendant des heures.

Autour d'elle, les livres se multiplient. Peu à peu, elle développe des préférences. Elle exige à répétition les aventures d'un surmulot surdimensionné et de son chat en peluche maniacodépressif.

Elle comprend la ligne narrative, la chronologie, le dénouement – et, bientôt, les historiettes de huit pages ne suffisent plus. Il lui faut des livres plus denses, fourmillant de détails complexes. Elle apprend à pointer, à nommer, à mémoriser.

À deux ans, Z. s'intéresse enfin au texte. Assise sur les genoux de ses parents, elle redemande les mêmes récits jusqu'à les connaître par cour. Voilà qu'elle anticipe, devance la lecture. Elle apprend l'alphabet comme on apprend une comptine – et un jour, fatalement, elle sait lire ses premiers mots.

À partir de ce moment, la vie de Z. bascule.

En apprenant à lire, elle franchit un point de non-retour. Impossible de désapprendre, impossible de s'empêcher de lire ce qui tombe sous ses yeux. La plus grande révolution de l'histoire de l'humanité se déroule dans le petit crâne de Z.

Elle lit d'abord à haute voix, pour les besoins de l'apprentissage, puis s'habitue à déchiffrer les pages en silence. Désormais, elle s'enfonce seule dans les livres, comme le Petit Chaperon rouge dans la forêt. Elle réclame des livres de plus en plus épais, des forêts de plus en plus vastes. Elle découvre qu'il existe différents auteurs, différents styles, différents genres littéraires.

Bientôt, elle éprouve la fierté de terminer une brique, et la joie d'en discuter avec un autre lecteur. La solitude de la lecture se double d'un réseau social: celui de cette Bibliothèque que Jorge Luis Borges nomme l'univers.

Simultanément, Z. constate que les livres peuvent également provoquer l'ostracisme. Dans son entourage, plusieurs personnes jugent la lecture ennuyante, suspecte ou risible. Cette découverte renforce son intimité avec le livre, qu'elle voit désormais comme un bunker.

Avec le temps, la lecture devient une activité naturelle. Z. lit sous la couette, debout dans l'autobus, assise dans la salle d'attente. Elle subit la lecture scolaire obligatoire, s'aventure dans la lecture interdite, se permet la lecture légère et la lecture en diagonale, tente la lecture dans une langue étrangère. Elle comprend que son rôle, en tant que lectrice, est tout sauf passif.

À 17 ans, elle subit ses premières vraies crises de bovarysme. Elle est sérieuse, voire grave. Elle prise les livres ambigus, où la morale est trouble et les personnages imprévisibles. Ces ouvrages imitent sa propre vie ou, au besoin, la catapultent dans des univers totalement exotiques – mais la différence est-elle si grande?

Forcément, elle s'attaque à quelques classiques. Moby Dick, Cent ans de solitude ou Si par une nuit d'hiver un voyageur lui servent de rites de passage. Elle ne saisit pas tout, certes, mais elle ajoute ces titres à son palmarès personnel avec une fierté excessive.

Puis, Z. entre dans la vingtaine. Elle étudie, voyage, déménage souvent, trimballant à chaque fois les pesantes boîtes de bouquins qui composent l'un de ses biens les plus précieux: sa bibliothèque. Ces milliers de chapitres forment désormais une partie d'elle-même, de ce qu'elle est devenue. Ils sont emmêlés à son ADN comme un lierre, on ne saurait plus les extirper l'un de l'autre.

Le temps s'accélère. À 30 ans, Z. doit revoir ses ambitions de lectrice. La grande bibliothèque humaine s'accroît à la cadence babylonienne d'un livre toutes les 15 secondes. Le temps manquera pour tout lire.

Paradoxalement, Z. entreprend de revisiter les classiques qu'elle a lus à 17 ans. Surprise! Elle découvre des ouvrages totalement différents de son souvenir. Elle réalise que les livres ne l'accompagnent pas, mais qu'ils vont et viennent, se transforment dans l'espace et dans le temps.

L'univers n'est pas un endroit fiable.

Puis, nous voici à l'automne 2041. Z. vient de fêter ses 35 ans. Elle a un gamin de 2 ans qu'elle initie à la lecture. Elle se remémore sa propre enfance avec un mélange de nostalgie et d'anxiété: son bilan de mi-vie l'obsède tant que, certaines nuits, elle souffre d'insomnie.

Elle allume alors sa lampe de chevet, met ses lunettes et continue à lire son roman.