1. L'IMPROBABLE
Je fus saisi, la semaine dernière, d'une nostalgie poignante et impossible. J'ai eu envie, en ce frileux printemps 2008, de boire une bière avec Georges Perec.
Cette chronique étant (parfois) le lieu de l'impossible, de l'improbable, voire de l'ineffable, j'aimerais imaginer ici une brève rencontre avec l'écrivain. Cette rencontre se serait vraisemblablement (quoique pas nécessairement) produite à Paris. Perec était en effet le plus parisien des écrivains – quoique, à bien y penser, l'équation inverse semble encore plus exacte: Paris est la plus perequienne des villes.
2. TERRAIN NON BALISE
Je surprendrais Georges Perec dans son habitat naturel, au Tabac Saint-Sulpice mettons, attablé devant une noisette ou un demi. Je m'approcherais tout en douceur, avec des discrétions d'ornithologue – et sans révéler, surtout, que je suis un de ses lecteurs.
J'ai constaté plusieurs fois, pour l'avoir moi-même essayé, que l'approche dite du groupie est infructueuse. Aborder un écrivain en annonçant "j'ai lu tous vos livres" ou "je vous admire" ne mène nulle part: cela crée instantanément une distance. Cela produit un classement, donc un cloisonnement: l'écrivain d'un côté, le lecteur de l'autre. Quelle conversation peut naître d'une telle séparation?
Je feindrais donc de n'avoir lu aucun de ses livres. D'ignorer même jusqu'à son identité. Georges Perec, dites-vous?
3. APPARENCE
À quoi ressemblerait Perec? Serait-il court? Enjoué? Anxieux? Secoué de tics faciaux? Parlerait-il du nez, ou comme une mitrailleuse? Serait-il timide, effacé? Aurait-il l'oil acéré? Relèverait-il d'une cuite ou d'une nuit d'insomnie? Fumerait-il en série? Serait-il ouvert à la discussion ou, au contraire, protégé par une invisible écoutille?
4. YOUTUBE
Une partie de l'article précédent est facile à éclaircir: on trouve des entrevues de Georges Perec sur YouTube. Je viens juste de les découvrir. J'attends toutefois d'avoir terminé cette chronique pour les visionner – non seulement parce que le temps s'écoule à toute allure, mais également (et surtout) parce que je tiens à conserver ma marge de manouvre. Trop de documentation étouffe l'imagination. Il faut savoir garder ses distances.
5. SPECULATION
Je me demande souvent si Perec aimerait Internet, ou s'il s'en méfierait.
6. À PLAT VENTRE SUR UN LIT
Il existe un moment où chaque romancier généraliste doit situer sa manière d'écrire: se trouve-t-elle sur le versant des éruptifs, des kerouaquiens, des diluviens, ou plutôt sur le versant de Georges Perec?
Cela dit, on aurait tort de perpétuer le souvenir d'un Georges Perec strictement cartésien, manipulateur de virgules et architecte du minuscule. Ce portrait est incomplet. Perec rêvait également d'écrire des "livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit" – ce qu'il a très certainement réussi avec La Vie mode d'emploi, un roman(s) qui évoque à la fois Mark Twain, Charles Darwin, Herman Melville et Gabriel García Márquez.
Mais je m'égare.
7. REEL
On ne saurait trop souligner la difficulté d'imaginer une rencontre entre deux inconnus, surtout lorsqu'elle prétend emprunter au réel, à l'histoire.
Nous voici attablés côte à côte, Perec et moi, bière à la main. Nous avons un peu parlé du Québec – Perec a vite repéré mon accent -, mais je me suis empressé de détourner le sujet. Je cherche à l'entraîner sur un terrain plus intéressant. Nous sommes en 1978, et il vient de consacrer 20 mois à la rédaction de La Vie mode d'emploi – durée dérisoire en regard de l'imposant bouquin. Est-il prudent d'aborder la question?
Car voilà, en fin de compte, ce qui m'intrigue: comment se sent-on à la sortie d'une ouvre aussi énorme? Non pas: d'où-viennent-vos-idées, mais bien: à quoi ressemble Georges Perec après un tel tour de force? Peut-on sortir inchangé d'une telle ouvre?
8. DISPOSITIF
J'aurais sans doute apporté mon jeu de go – un dispositif que Perec a maintes fois utilisé dans ses textes. La coïncidence le surprendrait, et peut-être commencerait-il à se méfier de moi. Il accepterait néanmoins de jouer une partie. Je prendrais plusieurs pierres de handicap, et perdrais lamentablement.
Puis, je lui serrerais la main, le remercierais et m'en irais sans hâte vers la station de métro Mabillon.
9. BREF
Georges Perec est mort d'un cancer des bronches en 1982. J'avais alors 10 ans et je ne buvais pas encore de bière.
J’ai toujours rêvé de rencontrer un vrai écrivain.
C’est palpitant comme idée.
Bienvenue quand vous voudrez Monsieur sans boussole mais avec une intense intuition.
Au plaisir.
Anne-Gaëlle
C’est quasiment comme une « date »: comment ne pas tomber en disgrâce devant la personne avec laquelle on souhaiterait partager des moments d’intensité intellectuelle jubilatoire? Il faut avoir quelque chose à donner, nourrir, poser des questions en colimaçon. Pas évident…
Moi, j’aurais plutôt une tendance naturelle à me sentir nouille, à bafouiller quelques niaiseries de groupie, ce qui aurait pour effet de me faire tomber irrémédiablement dans le « spam » spirituel de l’autre…
Ce qui a de merveilleux (et de parfois terrible), avec le Net, c’est que ça nous a permis de rétablir la correspondance, de faire naître une sorte de « néo-épistolarité ». Plus que d’aller prendre une bière avec Pérec, moi je rêve d’un échange de longs courriels avec Kafka, Camus, Sandor Marai ou Juan Marsé…
Une rencontre d’ artiste dans les W.C.
Ca s’est passé dans les toilettes, un peu avant son vernissage ; c’était un peintre de réputation ( les méchantes langues chuchotaient qu’il peignait « des réputations » )… J’avais terminé ma miction ( comme on dit dans les hôpitaux ) et il sortait d’un cabine. Surpris , mais spontané, je l’ai salué , le grand peintre., par son nom. Etonné , figé , il m’a dit :
« Est-ce qu’on se connait ?»
J’ai voulu lui présenter son catalogue pour une dédicace.
« Pas de crayon ! » m’a-t-il répondu sec. .
Oui , mais moi , j’en ai un.
Tiens pourquoi pas ici sur la table à « langer » ?
Plus tard , plus tard, plus tard , m’a-t-il répété , excédé , définitif, après ma conférence….
Le soir , juste avant de m’endormir, cela m’est venu soudain comme un FLASH. En sortant de la cabine , il n’ avait pas tiré la chasse d’eau .. CAPICE !
En ce qui me concerne, l’auteur que j’aurais certainement aimé connaître est Charles Baudelaire. Question de voir et peut-être de comprendre un peu mieux qui il était vraiment.
À travers une vie de misère, à continuellement veiller à échapper à ses créanciers, il est malgré tout parvenu à nous léguer une oeuvre riche et volumineuse. De la noire poésie des Fleurs du mal, à la prose remarquable du Spleen de Paris, aux superbes traductions d’Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire (à qui l’Académie française avait refusé un fauteuil pourtant amplement mérité) a été un géant de la littérature, française et d’ailleurs.
Mais il avait apparemment assez tôt réalisé le sort injuste lui étant de son vivant réservé. Il a ainsi écrit (pièce II – L’Albatros) dans les Fleurs du mal:
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Voilà, cher monsieur Dickner, celui que j’aurais vraiment aimé rencontrer.