Hors champ

De quelques inlus

Y a-t-il plus ironique que de rédiger une chronique "lectures estivales" un lundi de pluie, de crachin et de fièvre? Ne manque plus qu'une giclée de grêle pour parachever le tableau. Il paraît que c'est la faute de la Niña et que nous n'avons qu'à bien nous tenir – aha!

En outre, je me trouve en mauvaise position pour orienter les loisirs de qui que ce soit cette année, empêtré que je suis dans la lecture simultanée d'une quinzaine de bouquins – et la liste continue de s'allonger. Rarement ai-je dû m'attaquer à autant d'ouvrages d'un seul coup. Laissé à moi-même, j'achoppe généralement à cinq ou six livres: c'est mon point de friction naturel, ma zone de confort.

Bref, j'éprouve quelques difficultés à terminer mes lectures, et plutôt que de discuter de livres pas encore terminés, autant m'assumer franchement et braquer ma lorgnette sur quelques livres que je n'ai pas encore lus, que je voudrais lire au courant de l'été, mais qui – ne nous faisons pas d'illusions – resteront sans doute inlus jusqu'en septembre.

CREVETTES ET TRADUCTION

On devra idéalement s'attaquer à ma première suggestion au bord d'une vaste étendue d'eau salée, idéalement sur la grève rocailleuse de L'Anse-au-Griffon, en Gaspésie, face à l'embouchure glacée du golfe Saint-Laurent, avec la rumeur mécanique de l'usine de crevettes en trame sonore.

Car voilà exactement la tonalité de Moby Dick, le Grand Roman d'Herman Melville Que Tout Le Monde Connaît Mais Que Personne N'a Lu: un mélange déconcertant d'industrie baleinière et de poésie rugueuse.

Ce qui attire notre attention, bien sûr, c'est la nouvelle traduction française, signée Philippe Jaworski et parue dans l'onéreuse collection La Pléiade à l'automne 2006. (Soyons optimistes: ils finiront bien par la publier en version poche itou.)

Rarement s'intéresse-t-on vraiment aux questions de traduction. Sans doute le lecteur et la critique estiment-ils que le devoir premier du traducteur consiste à se faire oublier. Quoi qu'il en soit, cette nouvelle version en a fait jaser plusieurs. S'il faut croire Pierre Assouline, certains lecteurs ont fait tout un foin au sujet du sexe de Moby Dick, qui oscille désormais entre le masculin et le féminin, telle une ambiguïté albinos de 60 tonnes.

Les notes liminaires de Jaworski laissent entrevoir une traduction minutieuse, traversée par un grand souci d'exactitude historique et lexicale, doublée d'une nette sensibilité pour ces extraordinaires chapitres didactiques que, d'ordinaire, le lecteur a tendance à sauter, et qui pourtant constituent l'un des aspects les plus originaux du roman, voire son aspect le plus fabuleusement moderne.

Entre deux séances de lecture, je parie qu'on peut même se procurer un demi-kilo de crevettes fraîchement étuvées à l'usine d'à côté. Prévoir un vin rosé frappé pour arroser tout ça, et une petite laine parce que le vent du golfe décape tout de même un peu.

L'ERMITE ET SA METHODE

Les lecteurs qui n'aiment pas l'océan pourront toujours prendre le bois, n'emportant avec eux qu'un sac de couchage, quelques vivres et une copie de Walden, le légendaire livre de Henry David Thoreau.

Dans cet ouvrage, le grand penseur de la simplicité et de la désobéissance civile raconte l'expérience qu'il a menée à Walden Pond, au Massachusetts, vers 1845. Au moment même où Melville mettait un terme à ses années de navigation et préparait Moby Dick, Thoreau s'installait sur le lopin de terre d'un ami et y bâtissait de ses propres mains une cabane rudimentaire, au coût de 28 dollars et des poussières. Il y vivra deux ans.

Ce qui frappe et fascine dans l'ouvrage de Thoreau, c'est l'examen logique, à la fois scientifique, économique et philosophique, d'un isolement qui semble au contraire parfaitement irrationnel à ses semblables. Pour Thoreau, la simplicité n'est pas une idée en l'air, mais un mode de vie qu'il faut acquérir avec méthode, un ordre différent.

"Si un homme ne suit pas le rythme de ses compagnons", écrit-il dans Walden, "peut-être est-ce parce qu'il entend un autre tambour?" Systématique et passionné, il ne néglige aucun détail de son expérience, depuis l'inventaire sonore de son environnement jusqu'au prix des craies utilisées lors de la construction de sa maison (1 sou). Rien n'est laissé de côté dans cette quête d'autarcie.

Sans doute la lecture idéale pour se laver du discours ambiant sur la croissance, la productivité et le libéralisme. Accompagner d'un petit feu de camp et d'une pleine théière de gros thé qui tache.