Hors champ

Omoplates

Chaque corps de métier a ses petites misères.

Chez le romancier généraliste, les pépins débutent dans le canal carpien et se terminent aux alentours de la cinquième vertèbre lombaire. Parlez-en à votre écrivain de famille: je vous parie qu'il a mal au dos.

Je n'ai pas l'intention de m'étendre sur mon cas, mais j'aimerais vous parler un peu de mon massothérapeute, un type vraiment formidable. Il n'est pas seulement diplômé en diverses saveurs de massage, mais également en sémantique et en grammaire expérimentale.

Il a un flair pas possible. Rien qu'en me tâtant l'épaule, il peut deviner le modèle de mon clavier et de ma souris, déterminer que j'utilise la touche "majuscule" de droite plutôt que celle de gauche, et diagnostiquer que la lettre "g" est un peu coriace. (Une miette de bagel est en effet coincée dessous depuis quelques semaines.)

Il n'examine pas mon dos: il le lit et retrace sous les muscles tout ce qui parsème le disque dur de mon ordinateur, les petits gribouillis anxieux dont je noircis mes calepins. Rien qu'en me palpant l'échine, il dénombre une quarantaine de nouds, qui correspondent à autant de chapitres en cours d'écriture. Il peut les compter du bout des doigts, depuis le prologue jusqu'à l'épilogue, sans oublier un seul épigraphe.

Sans avertir, il plante son index dans une cavité dont j'ignorais l'existence, à la base de l'omoplate. Je pousse un hurlement de douleur.

– Ah? Vous avez des problèmes de dialogues, ces temps-ci?

Mon vieux, la seule mention du mot "dialogues" m'arrache des gémissements de douleur.

Mais les dégâts ne s'arrêtent pas là. Mes omoplates sont sensibles? Il explique qu'il s'agit de la zone des adverbes, dont j'ai assurément abusé au cours des dernières semaines. Les participes passés frappent directement au poignet. Plus vicieux, les substantifs visent le coude. Si c'est musculaire, il faut penser au paragraphe. Si c'est articulaire, soupçonnez le rythme.

Les adjectifs créent de minuscules perles de douleur le long des vertèbres cervicales et les verbes (surtout avec auxiliaire) durcissent les tendons. Quant aux chroniques hebdomadaires, elles se logent juste sous les clavicules – qui élancent d'ailleurs au moment où je tape ces mots.

Consterné, je l'écoute énumérer la liste de mes problèmes. Y a-t-il de l'espoir, docteur? Sans dire un mot, il fait craquer ses jointures et s'attaque à mes blocages.

Après une heure de torture, il me laisse filer, un peu amoché, claudiquant, non sans me mettre en garde contre l'usage abusif de la virgule.

– Rien de pire que les petits gestes répétitifs. Ça vous déboulonne la carcasse en douce. Et n'oubliez pas: 15 minutes d'écriture automatique tous les matins! 

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Vous pensez que je suis encore en train de vous charrier? Ce n'est rien. Je croise mon quincaillier chaque jour, alors que je marche vers la garderie avec ma fille. Il travaille au Rona du coin. Traitez-moi de menteur si vous voulez, mais le bougre trimballe chaque jour sa copie du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein.

Voilà qui ouvre des canaux étonnants entre la plomberie et la philosophie du langage.

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Tiens, cette histoire d'omoplates me rappelle Échine, de Philippe Djian, un vieux coup de cour que j'ai revisité l'hiver dernier – bien qu'il s'agisse d'une lecture éminemment estivale. (Sans doute est-ce dû aux quantités abusives de Corona qu'engloutissent les protagonistes.)

Étrange comme certains auteurs apparaissent et disparaissent du Vaste Écran Radar Médiatique. Revenez 12 ans en arrière: on n'entendait parler que de Djian, de Süskind et d'Alexandre Jardin. Maintenant? Nyet. Ou pas grand-chose. Djian, pourtant, continue de publier à la fréquence grand F.

On est bien peu de chose, Madame Sicotte.

Bref, j'ai relu Échine, l'hiver dernier, pour voir comment ça vieillissait. On sourit certes devant certains tours de passe-passe syntaxiques qui étaient la marque de commerce de Djian milieu des années 80 – mais dans l'ensemble, ça tient encore la route. Ce type sait raconter une histoire.

Pourtant, il s'agit d'un bouquin sans histoire, proche parent du téléroman domestique. On y trouve certains ingrédients djianesques typiques – petites catastrophes soigneusement cadencées, amitiés plus ou moins bancales, considérations littéraires, sexe torride -, tout ça articulé autour d'un ex-romancier fataliste, attendrissant, macho sur les bords et fragile du dos.

Du Djian, en somme, dont on aurait poncé les aspérités. Meublera agréablement quelques jours de canicule – si vous parvenez encore à en trouver une copie…