Hors champ

Le mystère estival

On parle souvent des lectures d'été sous l'angle du loisir aquatique: le sujet avachi dans son transat, les neurones ramollis, fleurant la lotion solaire indice 35 et le Cuba libre, tenant entre ses mains un roman pulpe dans lequel l'esprit s'enfonce comme une cuillère dans le Jell-O.

Chaque année, les journalistes culturels tentent de corriger le tir et affirment – allez, tout le monde en chour – qu'il est possible, nom d'un chien, d'avoir des lectures estivales intelligentes.

Cette précision saisonnière, chacun est las de l'énoncer, de l'entendre énoncer, ou même plus simplement d'envisager qu'en ce moment même, quelque part dans notre vaste univers, en Finlande peut-être, ou dans le Grand Nuage de Magellan, quelqu'un puisse s'apprêter à l'énoncer.

Cette précision est d'autant plus irritante que l'été – ça crève les yeux – représente au contraire la grande saison spirituelle de la lecture.

En janvier, on besogne comme un trappiste, enfoncé jusqu'à la ceinture dans des bouquins rébarbatifs. En mai, on butine comme un hippie dans les guides pratiques. En octobre, on s'enflamme pour la première nouveauté du bord.

Mais en été, mes amis, nous devenons tous un peu mystiques sur les bords.

La faute en revient à la canicule qui… s'abat? Non, ce n'est pas le verbe juste. Qui s'insinue. Qui sourd. Qui rampe. Qui irradie. Qui vous happe vers l'heure du midi et ne vous lâche qu'aux petites heures du matin, enroulé dans des draps humides. L'air est sirupeux et on entend de lointaines rumeurs industrielles – des autoroutes, des usines anonymes, des locomotives -, portées par une humidité surnaturelle.

Nous voilà à plusieurs années-lumière du loisir aquatique…

La canicule est une bibliothèque – et plus exactement s'agit-il de cette bibliothèque bénédictine que décrit Umberto Eco dans Le Nom de la rose: un lieu truffé de passages secrets, où chaque pièce débouche sur une chambre dérobée. Les livres n'y demeurent pas immobiles: ils circulent et mènent leur vie.

Ainsi en va-t-il de la canicule: même lorsque vous renoncez à lire, abattu par la chaleur, vos lectures estivales passées reviennent vous hanter.

Peut-être est-ce une simple affaire de nez? La canicule colporte en effet tous les parfums, toutes les puanteurs, et comme chacun sait, les odeurs et les souvenirs occupent le même voisinage du cerveau, quelque part dans le lobe frontal. Résultat: la canicule vous remue la bibliographie intime.

Dès que le mercure passe les 30° Celsius, je me rappelle la vieille méthode d'espagnol que je lisais sur une galerie de Sainte-Foy, à l'été 1996. Je me souviens des verbes irréguliers du passé simple et de l'odeur de l'asphalte fraîchement roulé par les employés de la voirie.

Je me rappelle aussi le Popol Vuh, acheté dans une bouquinerie d'Antigua, Guatemala. Chaque fois que j'ouvre ce livre, il me revient des odeurs de mangue, de feu de bois, et d'excréments chauffés par le soleil.

Et il suffit d'évoquer ces deux livres pour que surgissent des dizaines d'autres livres, pêle-mêle, comme si je les avais tous lus durant une seule et interminable canicule.

Voilà le mystère: existe-t-il une canicule unique qui refait surface chaque été, ou sont-ce au contraire tous les livres du monde qui n'en forment qu'un seul?

RARRR!

La question est si vieille que les archéologues nous assurent de l'avoir retracée jusque sur les tablettes d'argile babyloniennes: à quoi sert donc le critique? Joue-t-il vraiment un rôle dans l'écosystème culturel?

Mais surtout, surtout: comment diable le critique doit-il remplir son office?

Il existe mille points de vue sur cette question. Pour ma part, j'aime bien les critiques mimétiques, ces caméléons qui parlent d'une ouvre en imitant son langage, sa grammaire, sa tonalité. Ce travail de pastiche nous en apprend souvent plus que ces insupportables résumés qui s'étirent sur trois feuillets (ou trois minutes) et en dévoilent trop.

La critique de Hulk que signait Peter Bradshaw vendredi dernier dans le Guardian élève le concept vers de nouveaux sommets.

Dans ces 490 mots dignes d'une anthologie, Bradshaw démolit le film en utilisant l'idiome syncopé et monosyllabique de l'épique monstre vert, avec des phrases comportant en moyenne 2,5 mots, ponctuées çà et là de grognements. On jurerait entendre Hulk lui-même, mais c'est pourtant le critique qui prend parole et parvient (on s'en émerveille) à exprimer une pensée articulée, quasiment subtile.

Du véritable travail d'orfèvre.