Hors champ

De l’art de garrocher un livre

Heureux le lecteur émancipé qui s'octroie la liberté de spontanément projeter un livre au travers de la pièce, voire dans le bac à recyclage, ou mieux encore: par la fenêtre (en été seulement).

Contrairement au lancer du téléphone portable, discipline fort récemment développée par nos estimés amis scandinaves, le lancer du livre remonte à l'antiquité mésopotamienne. On lançait alors des tablettes d'argile, généralement en visant autrui. La littérature était encore primitive, et on discernait mal le document culturel du simple projectile.

La pratique s'est perpétuée et perfectionnée avec les siècles, se transformant en lancer du papyrus, du parchemin, puis du codex. Durant l'âge d'or des in-folio, ces épais volumes cousus au gros fil et couverts de robuste cuir de ruminant, on reconnaissait les projeteurs de livres à leurs biceps proéminents. Dans le voisinage, on recourait à ces athlètes pour catapulter des Bibles de 30 kilos ou, plus rarement, afin de dévisser les pots de confiture.

Aujourd'hui, le jet du livre constitue une pratique bien établie qui reflète, à sa manière, l'infinie diversité du phénomène littéraire: il existe autant de raisons et de manières de garrocher un livre qu'il existe de lecteurs.

Pour ceux qui veulent creuser la question, je recommande l'incontournable Books in Space, a Complete History of Literacy and Balistic, du regretté professeur R. M. Whitesand, publié en 1973 aux Presses de l'Université d'Alamogordo et désormais un peu difficile à trouver.

Dans cet ouvrage légendaire, Whitesand dresse un panorama complet et détaillé du lancer du livre, depuis Socrate jusqu'à Wernher von Braun. Historien rigoureux, il se permet toutefois quelques digressions polémiques. Il critique notamment les abus technologiques – sièges éjectables, charges pyrotechniques et autres bibliothèques à suspension -, et se prononce en faveur de la propulsion musculaire traditionnelle, seule manière sérieuse d'envoyer dinguer un ouvrage avec toute la spontanéité requise.

L'ouvrage de Whitesand date un peu, cependant, et plusieurs d'entre nous regrettent l'absence de données relatives aux pratiques contemporaines. Les questions sont pourtant nombreuses. Combien d'ouvrages le lecteur nord-américain moyen lance-t-il chaque année? Ces chiffres varient-ils en fonction de l'âge, du sexe, du niveau d'éducation? Catapulte-t-on davantage d'essais en sémiologie ou de romans à l'eau de rose?

Une telle enquête dévoilerait sans doute l'universalité du phénomène et contribuerait à combattre l'obscurantisme – car il se trouve encore de nombreux bibliopathes pour qui le livre constitue un objet sacré, à ne manipuler qu'avec des gants de caoutchouc.

Pour ces tristes puritains, le lancer du livre se classe parmi les hérésies, au même titre que les cernes de café, coins cornés et autres notes griffonnées dans les marges.

J'aimerais aujourd'hui sortir du placard et prendre publiquement position: je lance des livres.

Pas beaucoup, certes. Je me tiens sous la barre des quatre jets par année – trop lancer banalise la pratique. N'empêche, je n'hésite jamais à mettre un livre en orbite lorsque le besoin s'en fait sentir.

Je viens justement de catapulter un roman – inutile d'en dévoiler le titre -, suite à trois semaines d'une lecture éreintante.

Ne vous y trompez pas: j'aime bien, de temps à autre, peiner sur un texte. Un peu de sueur et d'huile de neurone aident à lubrifier le cerveau. Dans ce cas-ci, pourtant, l'effort me semblait injustifié.

Je consens à trimer sur un texte novateur, expérimental ou ambitieux, mais ne craignons pas de dire la vérité: certains livres sont inutilement obscurs, obstrusifs ou mal foutus. De la mélasse narrative.

Je réfléchissais à la question tout en me pelletant un chemin de page en page: étais-je en présence d'un de ces ouvrages visqueux? À partir de quel moment peut-on déclarer qu'une écriture est inutilement tarabiscotée ou rébarbative? Comment différencier le complexe du compliqué?

Peut-être le plaisir est-il la clé de tout?

Quoi qu'il en soit, j'ai fait de mon mieux pendant 150 pages – et un soir, vers minuit, poussé à bout, j'ai finalement lancé le damné bouquin de toutes mes forces. Un beau tir: le bouquin a ricoché contre le mur, ratant la poubelle de peu.

"Le roman", écrivait Julio Cortazar, "n'obéit à aucune loi sinon celle qui empêche la gravité de le faire tomber des mains du lecteur."

C'est bien vrai, compadre, mais il faut parfois donner un petit coup de main à la gravité.