Vers la fin du vingtième siècle, j'ai participé à une consultation organisée par la Bibliothèque nationale du Canada. On avait rameuté à Ottawa une centaine de spécialistes de tous horizons afin de discuter du rôle de la bibliothèque à l'ère numérique.
C'était le Moyen Âge du Web, et les archivistes gouvernementaux se posaient une question incroyable: la Bibliothèque nationale devait-elle désormais archiver, en plus des publications traditionnelles, tous les documents numériques produits au Canada, incluant les sites Web et les logiciels?
Internet n'était qu'un embryon de ce qu'il représente aujourd'hui – et pourtant, la tâche s'annonçait déjà herculéenne et improbable.
Je garde le souvenir d'une rencontre passablement chaotique. Ça brassait fort entre ceux qui ne comprenaient rien et ceux qui comprenaient trop. Au-dessus de la mêlée, un type criait comme un prophète fou: "Don't focus on formats!"
Cette folle journée a sans doute engendré bien plus de problèmes que de solutions.
Dix ans plus tard, le Web a connu une croissance exponentielle: ses millions de blogues, de portails, d'agrégateurs et de réseaux d'échange posent désormais un problème archivistique insoluble.
Or, il ne s'agit pas d'un problème d'espace – les disques durs grossissent sans cesse, cependant que diminue leur coût de production -, mais bien d'un problème d'énergie. Les données numériques exigent davantage d'entretien qu'un livre sur tablette. Il faut sans cesse procéder à des migrations, des mises à jour et des copies de secours, et assurer l'intégrité des supports physiques.
Un de ces jours, la sauvegarde de l'information demandera plus d'énergie que sa production – et ce jour-là, la poubelle deviendra l'outil essentiel des archivistes.
LA CIVILISATION DU SABLE
Nous confions de plus en plus de données aux bons soins archivistiques de grosses compagnies basées à l'étranger: Yahoo, Google et autres MSN. Or, ces compagnies déclinent "toute responsabilité quant à la disponibilité, l'opportunité, la sécurité ou la fiabilité du Service". Amusant détail, non?
Vous imaginez un peu, la correspondance entre Vincent et Théo van Gogh flottant quelque part sur Gmail? Le journal d'Anne Frank sur Blogger? La notion de postérité a changé, aucun doute là-dessus: plus personne ne risque de tomber sur des trésors littéraires oubliés dans un grenier.
Pardon? Il suffit de conserver des copies de secours sur CD? Quel bon gag! Je vous mets au défi de récupérer les petits poèmes que vous avez écrits sur votre TRS-80 en 1986.
Les textes sumériens imprimés dans l'argile demeurent lisibles pendant 10 000 ans. Les in-folio en chiffon survivent plusieurs siècles sans problème. Même les vieux Agatha Christie de votre tante Ginette tiennent le coup depuis 50 ans, malgré une croissante odeur d'amanite tue-mouche.
Nos documents numériques, en comparaison, sont d'une incroyable fragilité – comme si désormais nous écrivions tout dans le sable. Comment pouvons-nous tolérer une telle vulnérabilité?
Deux conclusions possibles.
Soit nous ne réalisons pas la fragilité de ces données.
Soit, au contraire, nous en sommes tout à fait conscients et nous estimons que l'information que nous produisons ne mérite pas d'être sécurisée. Pire encore: peut-être ajustons-nous la valeur de notre travail à la valeur du support?
Voilà qui expliquerait la qualité déclinante des blogues et des courriels.
UN PETIT COTE SURVIVALISTE
Bref, je suis toujours ému de voir des gens qui, à travers tout ce brouhaha numérique, entretiennent et font encore fonctionner de bonnes vieilles presses à imprimer – ce genre d'engins qui ne dépendent ni de l'électricité, ni de la bonne volonté des manufacturiers de cartouches d'encre. Des machines grâce auxquelles on continuera d'imprimer même après la fin du monde, dussions-nous utiliser du jus de framboise en guise d'encre.
Pour les survivalistes que ça intéresse, le Petit Musée de l'impression et le Centre d'histoire de Montréal organisent un événement intitulé Montréal d'idée et d'impression. On y proposera notamment une reconstitution de l'atelier de Fleury Mesplet, pionnier de l'imprimerie à Montréal et fondateur de la Gazette. Dans l'atelier en question, un artisan fera fonctionner une presse similaire à celle qu'utilisait Mesplet, tout en jasant le bout de gras avec le public.
De quoi prendre un sain recul par rapport à votre imprimante à jet d'encre.
Du 15 août au 28 septembre
Au Centre d'histoire de Montréal
Info: 514 872-3207
Vous ratissez pas mal large, impayable monsieur Dickner, avec vos Sumériens, votre tante Ginette et vos courriels… Sûr de n’avoir rien oublié? N’empêche que ces mentions donnent déjà une petite idée du problème actuel de préservation de l’information produite.
Ainsi, pour ce qui est des Sumériens, il ne devait pas s’en trouver une foultitude à l’époque qui soit capable d’aligner du cunéiforme. Alors, on a pu prendre la peine d’y trouver un support fiable. Et ensuite, avec les tantes Ginette (et oncles Buck) de ce monde, avec leurs lettres manuscrites remplies de propos aseptisés et de circonstance (Bonne Fête, cher neveu – Un chapelet pour ta première communion, ma petite nièce) on a commencé à atteindre le niveau « merci beaucoup, ça suffit: mémoire à pleine capacité ».
Depuis, ça déborde. Mais vaut probablement mieux laisser faire car, depuis que la technologie de la communication y va d’une incontrôlable intrusion dans tous les aspects de nos vies, les sous-doués de l’expression ont pris le volant. Et le parcours vaut rarement la peine qu’on s’en rappelle.
Au moins, même si elle ne racontait rien de très excitant, tante Ginette savait écrire, elle.