Hors champ

Madame Sicotte frappe encore

Ça m'a foudroyé récemment, alors que je bouquinais chez mon libraire habituel. J'écumais la section des livres pour enfants en quête d'un bon bouquin pour ma fille, entreprise qui m'a subitement (et bizarrement) semblé fastidieuse à mort.

Pour chaque bon bouquin, il faut écarter quatre historiettes gnangnan peuplées de petits mammifères génériques, agrémentées d'un texte sans intérêt qui sent le gruau d'hôpital. À l'occasion, on a l'impression que l'auteur a fait un effort, qu'il a produit un petit livre passablement original – mais lorsqu'on y regarde à deux fois, lorsqu'on compare, on réalise vite qu'il s'agit d'originalité factice, finalement assez convenue. De l'originalité prédigérée.

Ces livres ne sont pas mauvais, mais simplement banals. Insipides. Aqueux.

Non sans un certain découragement, j'ai remarqué que la proportion était la même dans les diverses sections de la librairie consacrées aux nouveautés. (Du côté des classiques, la situation est moins alarmante: le temps fait office de crible.)

Ces effarantes proportions auraient dû me sauter aux yeux depuis des années. Criantes, qu'elles sont. Sans doute l'enthousiasme m'aveuglait-il: je suis un observateur naïf et plein de bonne volonté, que voulez-vous, on ne se refait pas.

Bref, pétrifié au milieu de la librairie, j'avais l'impression de me réveiller d'un très long rêve pour me découvrir assis dans une salle d'attente peuplée d'inconnus qui lisent le Sélection du Reader's Digest en marmonnant. Comment une industrie peut-elle fonctionner en proposant 80 % de matériel banal et 20 % de produits intéressants?!

Comme par hasard, ce ratio (approximatif) correspond aux proportions (approximatives itou) de La Longue Queue – 80 % de petits vendeurs contre 20 % de gros canons. Il n'existe toutefois aucun lien de causalité entre ceci et cela: les insipides bouquins en question ne comptent pas nécessairement parmi les mauvais vendeurs. Au contraire, certains d'entre eux marquent des scores plus qu'honorables et se retrouvent de temps en temps au sommet des palmarès.

Déconcertant constat.

Mais n'appelez pas la ligne 1 800 de parapsychologie, le phénomène s'explique aisément.

Madame Sicotte, lectrice parmi tant d'autres, ne veut surtout pas acheter des bouquins pétés pour son petit-fils. Ni pour elle-même, d'ailleurs. Elle laisse ce genre d'excentricités à la tante Ginette, celle qui a les mèches orange et conduit une décapotable rouge.

Non, pour madame Sicotte, le banal s'impose. Il est rassurant. La banalité indique la valeur sûre, l'absence de surprise – car les surprises sont forcément mauvaises.

Autrement dit, madame Sicotte n'achète pas un livre en dépit de sa banalité, mais bien à cause d'elle.

Conclusion: il existe un marché pour le banal. Un gros, gros marché. Et il convient d'en faire le froid constat, sans cynisme, et sans courir en levant les bras au ciel, tel un poulet étêté, en criant "grands dieux, nous sommes perdus!"

LE MONDE SELON HARPER

Il importe plus que jamais de parler de l'industrie culturelle, même si le sujet nous paraît déplaisant, sans intérêt, voire hérétique. Les artistes ont pris l'habitude de mépriser l'argent, par bravade sans doute, et cette attitude est en train de leur nuire.

On prétend, depuis longtemps déjà, que la culture bouffe de l'argent plutôt que d'en rapporter. Or, même la littérature – souvent décrite comme le Harlem de la culture – est une industrie qui rapporte des sous. Preuve en est que d'énormes conglomérats se livrent des guerres sans merci pour obtenir des parts de marché.

En fait, la culture rapporte beaucoup d'argent – sauf, triste exception, à la plupart de ses artisans. Distributeurs, diffuseurs, guichetiers, libraires, opérateurs de salles, techniciens de tous poils, chauffeurs de poids lourds et vendeurs de pinottes: tout le monde encaisse sa cote sur la grande ligne de montage.

La culture est rentable – et l'existence de subventions n'indique absolument pas le contraire: toutes les industries, depuis la PME de quartier jusqu'à l'aluminerie, en passant par l'agroalimentaire, les pêcheries et les télécommunications, tout le monde jouit de subventions, de fonds d'urgence, de programmes de démarrage et d'avantages fiscaux.

Personne pourtant ne remet en question la rentabilité de ces secteurs. Seule la culture garde sa mauvaise (et fallacieuse) réputation.

Lorsque des conservateurs prétendent que les subventions culturelles sont une perte d'argent qu'il faut éliminer afin de rationnaliser les dépenses gouvernementales, ne soyez pas dupes. Ces coupures n'ont rien à voir avec l'argent. Il s'agit de muselage et de dogmatisme.

Bienvenue dans le monde selon Harper.