Hors champ

Les introuvables

J'aime les livres introuvables. Les bouquins épuisés depuis longtemps, et dont on trouve la trace de loin en loin. Livres mineurs, ils dérivent souvent au large des corridors commerciaux et séduisent les Joshua Slocum de la lecture.

Mais peut-être cette fascination est-elle simplement une réaction immunitaire à Amazon?

À une époque où il suffit d'une connexion Internet et d'une carte de crédit pour commander n'importe quel livre (ou presque), l'ouvrage introuvable évoque un monde désuet: celui des bibliothèques immenses où le regard se perd, des amas de livres chaotiques, des quêtes interminables.

Je me souviens d'un temps, pas si lointain, où le livre ne venait pas au lecteur par FedEx. Il arrivait alors que la recherche bibliographique se transformât en véritable expédition – et voilà au fond ce que la rareté fait miroiter: l'aventure, le pèlerinage de bouquinerie en bouquinerie. Un tel voyage peut parfois durer des années, des décennies, jusqu'à ce que se produise enfin la Rencontre.

Pareille quête n'est pas le loisir exclusif de vieux lords à monocles. L'ouvrage rare ne prend pas nécessairement la forme d'un incunable imprimé de la main même de Gutenberg. À ces raretés d'antiquaire, aristocratiques sur les bords, je préfère la difficulté plus démocratique que posent certains livres de poche.

Où peut-on trouver, par exemple, cette traduction française de Motel of the Mysteries, de David Macaulay, publiée en 1981 aux Éditions des Deux Coqs d'Or, 3000 exemplaires à tout casser, et jamais republiée par la suite?

Ou alors cette Histoire de la littérature canadienne-française de Berthelot Brunet, publiée en 1970 chez HMH?

Ou encore Borges, Oral, ce recueil de conférences de Jorge Luis Borges publié chez Belgrano en 1979? (Ah, tiens: je découvre à l'instant que ce titre a été republié par Alianza en 1998. La rareté est un état fluctuant.)

Le livre qui se dérobe au regard du lecteur acquiert forcément des vertus surnaturelles. Ainsi en va-t-il du second tome de La Poétique d'Aristote, dont Umberto Eco a fait l'élément central du Nom de la rose, cet étonnant roman policier médiéval.

Eco – et Borges bien avant lui – exploite dans son ouvre un aspect essentiel de la question: l'enquête policière est le mode naturel des obsessions bibliographiques. Pipe au bec, le lecteur se prend pour Sherlock Holmes. Il écume les vieux cardex, interroge les libraires, éventre mille boîtes. En désespoir de cause, il étendra sa recherche aux éditions en langues étrangères.

Il se butera alors à une contrainte supplémentaire: le livre rare demeure souvent non traduit. Non traduit parce que rare, ou est-ce l'inverse? Aucune importance. La quête du livre exigera cependant que l'on apprenne l'idiome nécessaire.

Tous les prétextes sont bons pour se lancer dans cette aventure sans fin, la plus grande d'entre toutes: l'apprentissage d'une nouvelle langue.

ÉCONOMIE MARGINALE?

Parlons encore un peu d'économie – car il existe aussi un marché du livre introuvable.

Étagère branlante de l'Armée du Salut, antichambres de Shakespeare & compagnie, bouquineries encombrées qui bordent les berges boueuses du Rimac: mille lieux d'une économie marginale, certes, mais séculaire.

Marginale? Peut-être pas tant que ça, après tout, puisqu'Amazon s'apprête à mettre la patte sur Abebooks, moyennant la coquette somme de 300 millions $US.

Fondé en 1996, Abebooks constitue le plus gros portail du livre usagé sur le Web, où se rassemblent quelque 13 000 bouquinistes de partout dans le monde. Abebooks incarne, en quelque sorte, la bouquinerie universelle, le légendaire Bazar aux Dix Mille Portes. J'ai acheté là une traduction allemande de La Vie: Mode d'emploi pour une copine berlinoise. J'y ai trouvé aussi La Fête du premier de tout, de Jørn Riel, publié chez 10/18 il y a une décennie à peine, et pourtant déjà épuisé.

Lorsqu'il n'y a plus d'espoir, je consulte Abebooks.

Abebooks me donne l'impression de poursuivre – en version moderne et turbopropulsée – la correspondance entre Helen Hanff, écrivaine new-yorkaise, et Frank Doel, son très londonien libraire. Chaque fois que je commande un livre difficile à trouver dans une petite librairie de l'impasse des Cerisiers, en banlieue de Paris, et que ledit livre tombe dans ma boîte aux lettres, enveloppé dans un délicat papier brun ligné, je sens la proximité de cette bonne vieille Helen. Ça sent le tabac et le gin, en somme, et les espaces clos.

Pas sûr que j'aurai encore la même impression maintenant qu'Amazon étendra son monopole jusque-là.