Mesure-t-on les milliers d'années condensées dans la touche "entrée" que l'on enfonce distraitement afin d'insérer un saut de paragraphe?
Jadis, on recopiait les textes bibliques d'un seul bloc, sans la moindre division: un long pain de caractères hébreux, bordé de part et d'autre d'un rempart de commentaires savants. Le support expliquait sans doute ce phénomène: les copistes devaient travailler sur le cuir de chèvres qui, la veille encore, gambadaient dans la montagne en broutant du thym sauvage.
Ils nous racontent une étrange et tragique histoire, ces ruminants d'autrefois. Pensez aux troupeaux entiers qui furent nécessaires pour transmettre la Torah à travers les âges, enroulés dans des synagogues arides, portant sur leur dos la création du monde et le recensement des tribus lévitiques.
Mais la Torah était longue et les chèvres faméliques, difficiles à attraper. On avait tout intérêt à ne pas gaspiller le cuir en y insérant des sauts de paragraphe. Le monobloc était sacré, mais aussi économique.
Ce sont les rabbins qui découpèrent le texte biblique en péricopes, brèves unités qui facilitaient la lecture à haute voix. On ne coupait pas à la légère, cependant, et une seule erreur suffisait à invalider un rouleau de texte au complet.
On ne rigolait pas avec les coquilles, dans ce temps-là.
De nos jours, la situation est bien différente. La pharmacie du coin écoule des rames entières de papier vierge à 5,99 $, et plus personne – hormis les éditeurs – ne se soucie vraiment de savoir si le texte occupe plus ou moins d'espace sur la page. On insère les paragraphes quand l'envie nous en prend, voilà tout.
L'exercice n'a pourtant rien d'innocent. Pour l'écrivain, le saut de paragraphe appartient aux névroses capitales. En sectionnant le texte, on ne se contente pas de faciliter la lecture: on suggère des motifs, on force des interprétations, on accentue l'importance de certains mots – aussi perd-on parfois un temps fou à chercher le découpage le plus significatif pour un simple bas de page.
Certains auteurs préconisent une approche extrême: ne pas couper le texte du tout. Un paragraphe par chapitre, voilà un ratio simple à retenir. Kerouac a notoirement poussé l'idée jusqu'à charger son Underwood avec du papier en rouleau – un truc qui aurait sauvé bien des chèvres autrefois. La pratique a cependant la réputation d'être rébarbative pour le lecteur.
On peut au contraire découper le texte à raison d'un paragraphe par phrase, pratique courante sur plusieurs sites Web. Cette façon de faire véhicule toutefois deux idées fort louches: la première, c'est que le cerveau du lecteur ne peut mastiquer que de très petites bouchées. La seconde, c'est que chaque phrase doit pivoter autour d'une idée. Le texte doit défiler sans temps morts, sans phrases inutiles.
Voilà qui invaliderait une bonne partie de la littérature mondiale.
Le découpage du texte en paragraphes n'obéit pas simplement à des impératifs visuels: il constitue une première lecture du texte, et l'auteur, en acceptant de s'y livrer, reconnaît sa condition humaine. Refuser de découper un texte tient de l'acte mystique – d'ailleurs, la légende veut que Kerouac, placé devant la nécessité de fragmenter On the Road, ait rétorqué: "Ce texte a été dicté par le Saint-Esprit."
Pour ma part, humble mortel, j'ai poussé l'obsession jusqu'à souffrir de l'impression (bizarrement biblique) que les paragraphes ne font pas partie du texte.
L'idée peut sembler philosophique, mais c'est au fond une attitude de praticien, et je me souviens d'avoir provoqué une profonde incompréhension, il y a deux ou trois ans, en avouant la chose devant une tablée d'universitaires. À l'autre bout de la table, un bonze barbu s'étonna sur un ton sarcastique: "Ah bon? Pour vous, la scansion est indépendante du texte?"
Vous avez noté comment certains mots, dans la bouche d'un universitaire, s'apparentent à des prises de judo?
J'ai eu le sentiment d'avoir énoncé soit une ânerie, soit une idée révolutionnaire (il est parfois malaisé de différencier l'une de l'autre) et je n'ai plus jamais reparlé de cette idée à qui que ce soit – mais il m'arrive encore, la nuit, de rêver que je coupe et recoupe des textes en paragraphes éphémères.
Aah, mesure-t-on les milliers d'années condensées dans la touche "entrée" que l'on enfonce distraitement afin d'insérer un saut de paragraphe?
Il m'arrive, en y posant l'auriculaire, d'entendre les chèvres bêler sur les plateaux du Néguev.
Après avoir vainement attendu 10 jours avant de sévir à nouveau chez vous, Monsieur Dickner, laissant toute la place et tout le temps voulu à d’autres pour placer leurs commentaires, je rapplique donc.
En ce qui me concerne, les paragraphes s’avèrent des divisions essentielles dans tout texte qui se respecte. D’abord pour aérer un peu, et ensuite pour marquer certains temps forts. Présenter tout d’un bloc me semble symptomatique d’un esprit incapable de penser clairement. Pour paraphraser Nicolas Boileau, je dirais que:
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,
Et les paragraphes pour l’écrire arrivent aisément.
Évidemment, il faut savoir doser l’utilisation que l’on fait des paragraphes. Parfois, quelques mots – ou à peine un seul – taperont merveilleusement dans le mille. Tandis qu’en d’autres occasions, le recours à un paragraphe long à la limite du supportable contribuera à davantage transmettre la complexité du propos de certains passages. On verra par contre à recourir à ce procédé le moins souvent possible. Trop pénible.
Là-dessus, je retourne à mes préparatifs en cours en prévision des mois d’hibernation qui viennent. La planète se réchauffe, dit-on – mais pas dans mon quartier, apparemment…