Hors champ

L’identité et le blabla

La scène se déroulait la semaine dernière à Vincennes, en périphérie parisienne, dans un festival consacré à la littérature américaine. On avait rassemblé trois auteurs à l'occasion d'un débat radiophonique: Abha Dawesar (romancière indienne qui réside à New York), Jorge Volpi (Mexicain) et votre humble romancier généraliste.

L'animatrice faisait très "Paris mondain", accompagnée de son chien, une espèce de bichon maltais roulé en boule sous la table. Les questions oscillaient entre l'inoffensif et le convenu, et je participais au débat sur le pilote automatique.

Or, voilà que l'animatrice se retourne vers Volpi et moi, et nous lance une question qui débute par: "Mais vous qui n'êtes pas Américains…"

J'ai oublié le reste de la phrase. En fait, je ne l'ai probablement pas entendu. Ça bourdonnait dans mes oreilles. Je venais de me faire défenestrer du continent en moins de dix mots, nom de Dieu!

Volpi a visiblement pensé un truc similaire puisque nous avons échangé un haussement de sourcils par-dessus nos micros. ¡Carajo! Comment répondre en 45 secondes à une question dont la simple prémisse ressemble au sujet d'un colloque?

Volpi et moi avons protesté, même si, de toute évidence, on ne voulait pas vraiment nous entendre dériver de ce côté-là, et je suis sorti de là sans pouvoir expliquer combien il est périlleux de se prononcer sur l'identité d'un Québécois.

Que plusieurs d'entre nous se sentent d'abord et avant tout Montréalais, et qu'il s'agit de deux identités pas toujours faciles à concilier.

Que par la force des choses, nous sommes aussi Canadiens, et pas seulement sur le plan fiscal: on ne partage pas son futon si longtemps avec quelqu'un sans développer deux ou trois affinités.

Que nous sommes également États-Uniens, comme en témoignent les enfilades de Burger King et de Wal-Mart qui bordent nos boulevards, États-Uniens par la fesse gauche certes, tout comme les Mexicains, mais sans doute un peu plus puisque 500 d'entre eux meurent chaque année en tentant de traverser la frontière, cependant que nous allons magasiner à Plattsburgh chaque samedi après-midi.

Que nous sommes plus vastement Américains, c'est-à-dire citoyens du continent, de la Terre de Feu jusqu'à l'île Ellesmere, une identité à la fois très ancienne, puisqu'elle remonte aux coureurs des bois francophones, et très contemporaine, qui a pris de la vigueur avec la naissance de l'altermondialisme.

Qu'en qualité de francophones, la majorité des Québécois sont également des Latino-Américains. (D'ailleurs, vous avez noté combien de gens apprennent l'espagnol autour de vous?)

Que la plupart d'entre nous possèdent des fragments d'identité amérindienne et métisse, profondément remblayés sous des tonnes de registres paroissiaux.

Que pourtant nous demeurons tous fondamentalement des immigrants – y compris les Inuits et les Amérindiens de souche, qui arrivèrent par le détroit de Béring. Que nous sommes un peu Irlandais, Poitevins, Jerseyais, Allemands, Italiens, Vietnamiens, Libanais, Juifs et Haïtiens, débarqués plus ou moins tardivement sur le dos de la Grande Tortue.

Que nous sommes enfin nordiques, habitants d'un territoire fluctuant qu'a cartographié Louis-Edmond Hamelin, paysage complexe que nous partageons avec les Scandinaves, les Sibériens, les Aléoutes et autres Lapons. Il ne s'agit pas seulement d'un territoire abstrait, né dans l'esprit d'un universitaire: des personnages l'incarnent, tel le légendaire Herman "Jackrabbit" Smith-Johannsen, né en Norvège, émigré au Canada au début du 20e siècle, force de la nature et pionnier du ski de fond dans notre pays. Nos identités ne nichent pas les unes dans les autres, comme des poupées gigognes. L'image serait bien trop bucolique. En réalité, certaines de nos identités sont contradictoires, d'autres complémentaires, et plusieurs tiennent carrément de l'anomalie.

L'homo quebecensis se compose de tout ça – et aussi de l'odeur du cipâte à la veille de Noël, des enfants qui se chamaillent en arabe dans la ruelle, et du damné blabla électoral qui revient avec une exaspérante cyclicité. C'est le meilleur et le pire, l'indéniable et le discutable.

Au fond, voilà ce qui m'a tant agacé dans la question de l'animatrice parisienne. En tant que Québécois, je déteste me faire simplifier en trois coups de cuillère à pot, me faire dire que je suis ceci, ou cela, ou son contraire.

Et comme la plupart des romanciers généralistes, j'ai déjà bien assez de misère à me lever le matin et être moi-même, merci!