Hors champ

Y a-t-il un neurologue dans la salle?

Deux doctorants de l'UQÀM, les frères Philippe et Éric Stenstrom, ont récemment entrepris d'analyser la façon dont les hommes et les femmes s'orientent sur le Web. Les résultats, bien que mitigés, apportent quelques éléments de réponse plutôt intéressants.

Il semblerait en effet que notre façon de naviguer trahisse la manière dont nos cerveaux ont évolué durant des milliers d'années. Ainsi les femmes seraient-elles plus attentives aux objets et aux couleurs d'une page Web, tandis que les hommes étudieraient plutôt la structure du site et les objets en mouvement – habiletés qui correspondent aux rôles sexuels dans une société basée sur la chasse et la cueillette.

En lisant la nouvelle, je me suis demandé si l'on pourrait s'inspirer de cette idée pour tenter de cerner, une fois de plus, l'élusive différence entre l'écriture masculine et l'écriture féminine.

Jusqu'à présent, cette vieille question demeure sans réponse satisfaisante – faute de méthode, et faute de distance. Nous débarquons dans le débat avec nos conclusions toutes faites qui n'ont, souvent, pas grand-chose à voir avec le texte en tant que tel – si bien qu'il s'en trouve plusieurs pour affirmer, péremptoires, que rien ne différencie vraiment l'écriture des hommes de celle des femmes.

On se demande, en fin de compte, s'il n'est pas plus amusant de poser la question que d'y répondre.

Il faut dire que les littéraires ont tendance à se méfier des réponses scientifiques qui, en dépit (ou à cause) de leur précision, passent toujours à côté de l'essentiel.

D'ailleurs, que je sache, on attend toujours une percée significative dans l'analyse scientifico-sexuelle des textes. Sur le Web, on ne trouve que le Gender Guesser, fruit d'une collaboration entre l'Institut de technologie de l'Illinois et l'Université Bar-Ilan d'Israël, et qui fonctionne avec une précision de 60 à 70 %. À peine mieux que pile ou face.

Certains chercheurs préfèrent aborder la question de manière empirique – par le truchement du Jeu d'imitation d'Alan Turing, par exemple, cet exercice où l'on tente grosso modo de deviner, à l'aveuglette, le genre d'un interlocuteur.

Cette approche est nettement plus séduisante pour les écrivains, qui ont toujours été grands consommateurs de pseudonymes. La revue Zinc publiait d'ailleurs, il y a deux ou trois ans, une édition "Nouvelles écritures masculines", pour laquelle Marie Hélène Poitras avait écrit un texte sous identité masculine afin de brouiller les cartes. Quel(le) écrivain(e) refuserait un tel contrat?

Cela dit, le Jeu d'imitation demeure un simple point de départ, une illustration de la complexité du problème. Comme toutes les grandes idées, il génère davantage de questions que de réponses.

VOS MOINDRES MOUVEMENTS

L'étude des frères Stenstrom s'inscrit dans une récente vague d'analyse des mécanismes de lecture sur le Web – vaste champ d'étude au confluent de la psychologie, de la neurologie et du marketing.

Nous sommes très loin de l'époque où l'on pensait tout bonnement que l'oil abordait une image à partir du coin supérieur gauche, et suivait le sens de lecture habituel. De nos jours, les chercheurs utilisent des caméras qui enregistrent les moindres mouvements des yeux sur une page Web. La caméra sait ce que vous lisez et – surtout! – ce que vous sautez.

Il n'en faut pas plus pour se demander: qu'en est-il du texte imprimé traditionnel?

Certes, on sait depuis un moment que la lecture n'est pas un processus linéaire, que l'oil saute et grappille, absorbe des blocs textuels, va et revient, plutôt que de simplement décoder le sens lettre par lettre, mot par mot. Des caméras très précises permettraient-elles de surprendre des particularités encore plus fines?

Jusqu'à quel point la lecture est-elle subjective? Notre façon de balayer une page est-elle aussi personnelle que nos empreintes digitales? Les hommes et les femmes lisent-ils de la même manière?

En somme: la clé de la différence entre les écritures masculine et féminine se trouverait-elle dans l'étude de nos lectures respectives?

Imaginez un peu les débouchés créatifs d'une découverte dans ce domaine! On pourrait désormais configurer les phrases et les paragraphes d'un roman de deux manières: un ordre pour les lectrices, un autre pour les lecteurs. On obtiendrait ainsi des textes sexués – un peu comme le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavic, dont il existe des éditions masculine et féminine. L'expérience serait extraordinaire!

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