Longtemps je me suis tenu au large du Salon du livre.
C'était un boycottage irrationnel. J'étudiais en littérature, et plusieurs de mes amis, libraires à temps partiel, bossaient au Salon. Il s'agissait d'un événement important de la saison culturelle dans notre petite ville, et il eût été dans l'ordre des choses que j'y aille faire au moins une virée de courtoisie.
Jamais pourtant, durant les années où j'habitai Québec, je ne mis les pieds au Salon.
Officiellement, je jouais la position de l'étudiant plus vertueux que le reste du monde: un salon du livre n'était jamais qu'une grosse foire commerciale, pas très différente des salons de l'auto, du plein air, des aînés, des métiers d'art ou des VTT. Un événement impur, en somme.
Maintenant que moult années ont passé, je peux l'avouer: je ne mettais pas les pieds au Salon du livre parce que j'ignorais tout simplement par où entrer.
Cette étrange crainte remonte à ma petite enfance. Quelques semaines avant d'entrer en maternelle, en effet, je souffrais d'anxiété à l'idée de ne pas trouver la porte d'entrée. J'angoissai si bien que, la veille du jour J, ma mère somma mon frère aîné de me conduire jusqu'à la porte en question et de m'en montrer la nature, la texture et la couleur, afin que je cessasse de leur casser les oreilles avec ça.
Mais cette porte déclencha une réaction en chaîne – car aussitôt je me mis à angoisser au sujet de la porte de la polyvalente, puis de celle du cégep. Lorsque mon frère le plus vieux m'annonça que l'université (Laval, en l'occurrence) comportait non seulement plusieurs portes, mais plusieurs pavillons, des rues et des tunnels, mon angoisse vira à la panique. J'étais perdu!
Mon père me rappela alors que j'entrais à la maternelle le lendemain matin, pas à l'université, et me pria par conséquent de bien vouloir me calmer un peu le pompon.
Couché dans mon lit, ce soir-là, je songeai aux innombrables années à venir, et à toutes ces portes qu'il me faudrait trouver et ouvrir, l'une après l'autre. Par où entrait-on à la bibliothèque, au magasin, sous le chapiteau, à la foire agricole, au musée, à l'aréna, dans la salle paroissiale, à l'ONU et dans le local des scouts?
Pire encore: certaines portes, en plus d'être sournoisement dissimulées, s'accompagnaient de rituels. Il fallait s'identifier en passant le seuil, présenter un laissez-passer, acheter un billet, se vêtir correctement, retirer son chapeau ou ses chaussures. Chaque porte, en somme, cachait une seconde porte, invisible et indéchiffrable.
Vasco de Gama, partant pour les Indes, imaginait sans doute son périple en termes de longitudes et de latitudes, de fragments de cartes anciennes, d'alizés et de courants marins.
Moi, je voyais des portes. Des milliers de portes.
Ah, misère.
Plusieurs années passèrent et mes capacités à ouvrir des portes demeuraient franchement moyennes. Dès que je devais me rendre dans un lieu inconnu, j'étudiais d'abord les cartes, interrogeais des vétérans, établissais un plan de match. Il m'arrivait parfois de passer et de repasser 10 fois devant une porte avant d'oser tourner la poignée, par crainte d'aboutir dans le mauvais vestibule.
Certaines portes – notamment celle du Salon du livre – continuèrent longtemps de m'intimider. Et si, en chemin vers mes idoles littéraires, je bifurquais et me retrouvais dans les toilettes du troisième sous-sol? Il y a des erreurs de navigation dont on ne se relève pas.
Aujourd'hui, ma condition s'est améliorée. Il faut dire que j'ai franchi toutes sortes de portes: des rideaux de billes dans des bars louches des Antilles, des portes d'embarquement dans des aéroports bondés, des portières d'autobus dans la nuit andine, d'énormes grilles bavaroises et des trappes que couvrait une croûte de fientes de pigeons.
Sans m'avoir totalement guéri, ce traitement-choc m'a aidé à reprendre un peu le contrôle de ma situation. Je peux désormais me rendre au Salon du livre sans trembler, le cour en paix, franchir la porte d'un pied assuré, comme si je possédais la place (car voilà bien le secret de l'affaire), et me livrer à cette activité aussi impure qu'importante: rencontrer le monde.
Alors si d'aventure vous hésitez, je vous le donne dans le mille: il faut descendre à la station Bonaventure et suivre les indications.
Et le seuil ?
On ne se méfie pas assez du seuil .
Monsieur Dickner,
On peut aussi rester à la maison et ouvrir la porte virtuelle du nouveau monde du livre sur Internet, de loin plus invitant qu’une foule entassée dans des allées.
Cependant, si vous allez au Salon du livre, je ne saurais trop vous recommander une visite au kiosque de la Librairie Monet qui se tient sous le thème du livre électronique. Et samedi à 17h.00, il y aura un débat sur le sujet à la Grande place.
Si vous êtes trop occupé lors du salon, lundi soir il y aura un autre débat sur le même sujet, cette fois, organisé par le Consulat général de France à Montréal qui relance ses «Bar littéra-culture» : « Un livre numérique est-il toujours un livre ? » Lundi 24 novembre 2008 – Bar Le LAÏKA, 4040 Boulevard Saint-Laurent (coin Duluth), Métro Sherbrooke/Saint-Laurent17h00 à 19h00. Entrée libre.